POUR COMMENCER, L' ATTENTE.
Le véritable port d'Amsterdam est Uijmuiden (prononcez aïemeuden), situé à environ vingt cinq kilomètres de la grande ville. Uijmuiden étale ses coquettes maisons de brique aux huisseries peintes de couleurs claires le long du Nordsee kanaal qui la relie à Amsterdam. Il faut franchir le canal pour se rendre sur le site sidérurgique de Corus où se trouvent le port et la zone industrielle, face à la mer. Cinquante mille personnes y travaillent, dont dix mille dans les aciéries de Corus. Pour le voyageur, le site et le port constituent un monde à part balayé par le vent, et dans lequel on se perd. Imaginez des voies sans fin qui contournent d'immenses usines, grues, tours, silos et hangars, crassiers, cheminées fumantes, barrières, contrôles, canaux, passerelles, énormes porte-containers...etc.
Heureusement, il y a les taxis. Le chauffeur connaît notre bateau qui accoste ici régulièrement quai Buka 3, il y conduit souvent des passagers (américains pour la plupart). Le cargo se nomme Isa, c'est un vraquier polonais de cent quatre vingt onze mètres. Son chargement : vingt deux mille tonnes de rouleaux de câbles métalliques et de feuilles d'acier qu'il doit livrer à Cleveland, Milwaukee et Chicago vers la mi octobre.
Le cargo Isa est parti de Lettonie avec un chargement de charbon, il a quitté la mer Baltique pour décharger sa cargaison à Hull avant d'accoster à Uijmuiden. Bientôt il quittera la mer du Nord et s'engagera dans la Manche puis dans l'océan Atlantique, remontera le fleuve Saint Laurent, traversera le lac Ontario et le lac Erié, et fera escale à Cleveland, notre destination.
Notre cabine est située sur le pont supérieur, derrière la passerelle de navigation. Décor impersonnel, mobilier fonctionnel, moquette grise, mais environ vingt-cinq mètres carrés d'espace, tout le confort (sans luxe, mais pas besoin), et deux hublots. Un ridicule tableau kitsch - bergère et chaumière sur fond de montagne bavaroise - sur une des cloisons, donne une touche comique à l'ensemble. Je sais qu'on se sentira bien dans cette cabine.
Durant plusieurs jours des dockers en cirés couleur fluo, et des grues s'affairent au chargement de la cargaison. Le Isa sera bien lesté. Autour de nous, des souffleries ronflent, les moteurs vibrent faiblement dans les tréfonds du navire. Dehors des rafales de vent et des volées de pluie se succèdent. Pendant les éclaircies on fait un tour sur le pont, on observe le travail, on contemple le paysage industriel où luit la flamme d'une torchère toute proche. Les bourrasques nous font inspirer un air épais dans lequel se mêlent des odeurs de métal chaud, de charbon, de mazout et de sel. Les conditions météorologiques ont ralenti le chargement, le Isa prendra la mer avec cinq jours de retard. Le temps est en perpétuel changement, on peut même voir simultanément une moitié du ciel bleu azur et l'autre moitié couverte d'un vaste nuage couleur de plomb sur lequel un arc en ciel se détache; pour le son des coups de tonnerre bien frappés.
Sur les conseils d'un docker en ciré fluo nous faisons une brève expédition dans l'autre ville voisine Beverwijk (prononcez béveurvaïk en roulant fortement le r), afin de tromper l'attente. Dans la rue commerçante nous faisons de menus achats et buvons quelques bons cafés bataves.
Le chargement est fréquemment interrompu par un vent fort qui rend dangereux l'usage des grues. La pluie s'installe. Les portes du hangar aux métaux restent closes, le portique roulant est immobile. Sur le quai, plus de cirés fluo, les dockers sont absents. L'attente se prolonge. Nous restons cloîtrés dans notre cabine avec nos livres. Nous avons dangereusement entamé nos provisions de lecture. Je mords dans l'"Anthologie de la subversion carabinée" de Noël Godin, dont les "Pieds nickelés" ornent la couverture, je pense qu'avec ce pavé de huit cent pages je tiendrai jusqu'au bout.
A midi, à bord du Isa, les voyageurs de haute mer se consolent avec le menu amélioré du dimanche.
PREMIER JOUR EN MER.
Lundi 6 octobre le chargement de la cargaison a repris vers minuit, nous nous sommes rendormis avec espoir. A six heures trente le matin nous sentons les vibrations du moteur et, vers sept heures, le Isa s'éloigne enfin du quai. Nous nous en apercevons à peine tant la manoeuvre est douce. La mer est très calme, le soleil s'est levé, plus de vent. La navigation se poursuivra toute la journée dans ces bonnes conditions. On peut arpenter tous les ponts et compter les tankers et les cargos dont les silhouettes semblent posées sur la ligne d'horizon. Sur le pont de proue, un oiseau tacheté maladroit se cache craintivement dans les appareillages métalliques, un terrien ? Vers dix huit heures le Isa passe devant les falaises de Douvres. Deux gros ferrys se dirigent vers la côte Française, les bateaux sont nombreux, nous en comptons plus de douze côté France. Sur le radar du poste de pilotage on en voit bien plus. L'officier de quart nous annonce le beau temps pour demain encore, mais dans quelques jours ça se gâte dit-il : du vent et des creux de quatre mètres.
LES PASSAGERS.
Le lendemain de notre embarquement nous avons été rejoints par un couple d'Américains, Shirley et Glenn Knight, la soixantaine environ, qui rentrent chez eux, près de Cleveland. Ils voyagent en cargo chaque année depuis environ dix ans pour se rendre en Europe et revenir aux USA. Le jour suivant, une jeune, longue et pâle Anglaise de Manchester a complété notre petit groupe, elle se nomme Ann Thomson et descend à la dernière escale pour un séjour d'un an à Chicago. Désormais nous sommes cinq à la table des passagers. Langue obligée l'anglais, conversations aimables mais basiques.
DEUXIÈME JOUR EN MER.
Mardi 7 octobre. Dûment informés hier soir au mess, nous avons retardé nos montres d'une heure, à minuit. Il faudra le faire encore cinq fois avant Cleveland. La mer a forci légèrement pendant notre sommeil. Ce matin le ciel est couvert, un peu de vent et de pluie. Nous longeons la côte sud de l'Angleterre au niveau de la Cornouaille. La mer forcit encore. La jeune Anglaise longue et pâle semble atteinte durablement par le mal de mer. En fin d'après midi le ciel se dégage et la mer affiche une belle couleur bleue avec parfois des reflets d'un vert profond. Je lis la savoureuse "Anthologie de la subversion carabinée" de Noël Godin en choisissant les auteurs dans le désordre.
DÉFINITION DU MAL DE MER.
L'homme se répartit en deux races : les marins (qui n'ont pas le mal de mer), et les autres hommes (qui l'ont). On a le mal de mer quand l'estomac passe alternativement de la gorge dans les talons (et retour) dans un mouvement rythmé par la houle. Le mal de mer date de la plus haute antiquité. Il fut créé par Jason pour se défaire d'une galère égyptienne lancée après son navire pour capturer les Argonautes. Les pirates les auraient sans doute pris pour esclaves, s'ils n'avaient été vaincus par le mal de mer envoyé par Jason, ou bien ils les auraient livrés à des sirènes carnivores, nombreuses dans ces parages mythologiques. Quelques temps plus tard une tempête chavira l'Argos, et la recette du sort jeté par Jason sur ses ennemis fut emportée par les flots, qui dans un même mouvement emportèrent aussi l'antidote. Et c'est ainsi que l'homme se trouve pour toujours dans l'état de division que j'ai décrit.
(Je profite d'un moment où mon estomac a retrouvé temporairement la place que la nature lui a donnée, pour faire ce clin d'oeil aux lecteurs d'Alexandre Vialatte).
TROISIÈME JOUR EN MER.
Mercredi 8 octobre. La nuit a été bonne. Le ciel est dégagé, le vent est doux et léger. Promenade sur le pont pour faire quelques photos. La mer, moins agitée, presque calme, est d'un beau bleu sombre. Nous sommes au sud de l'Irlande, mais trop loin pour voir les côtes. À bâbord on ne voit pas de bateaux. La proue du cargo plonge parfois et fait jaillir de grandes éclaboussures d'eau et d'écume; à l'arrière le sillage du Isa est vert émeraude. Le principe de précaution est sans doute un principe britannique, car la jeune Anglaise longue et pâle arbore tous les jours un sac en plastique de couleur jaune débordant de la poche de son jean.
LE CARGO ISA.
Construit en 1999 dans un chantier naval Japonais, le Isa est le premier d'une série de six cargos identiques appartenant à la compagnie maritime Polonaise Zegluga Polska (Polsteam). Il est immatriculé à Limassol, Chypre. Le cargo à lui seul fait neuf mille tonnes et peut emporter une charge maximum de trente quatre mille tonnes. Il mesure cent quatre vingt onze mètres de long et vingt trois mètres de large. La hauteur depuis le fond de cale au pont est de quinze mètres, la hauteur totale depuis le fond de la salle des machines au sommet de la passerelle de navigation est de vingt trois mètres. Le Isa est équipé de six cales fermées par d'énormes portes métalliques basculantes. Au dessus des cales se dressent trois fortes grues assises sur des tours cylindriques, elles sont repliées pour la mer. Sur la poupe il y a deux autres petites grues et, posé sur un plan incliné à quarante cinq degrés, un bateau de sauvetage orange entièrement caréné qui ressemble à un petit sous marin attendant le moment du plongeon.
La tour, où règne une impeccable propreté, abrite la passerelle de navigation, les cabines, salles de réunion, bureaux, mess, cuisine et locaux techniques, répartis sur les sept niveaux des ponts inférieurs et supérieurs. Un quart de son volume est occupé par un immense puits d'aération rempli d'échelles, de conduits, de tuyaux et de chemins de câbles, qui exhale un air chaud et lourd, et des odeurs de gasoil. Cette respiration étouffante véhicule le bruit sourd et les vibrations du moteur qui accompagnant de leurs basses le déchaînement des souffleries. Le moteur, dont on devine la puissance est caché dans l'obscurité, tout en bas, au fond du puits, au plus profond du navire.
Sur la face avant de la tour, en dessous de la passerelle de navigation on lit NO SMOKING peint en immenses lettres rouges, on pourrait croire que c'est le nom du cargo. Les cheminées, entourées d'une tourelle noire décorée du trident de Zegluga Polska couronnent le tout.
QUATRIÈME JOUR EN MER.
Jeudi 9 octobre. Cette nuit pour la deuxième fois, nous retardons nos montres d'une heure. Au petit matin nous sommes réveillés par les mouvements du bateau, les couchettes semblent posées directement sur les vagues, la mer a forci. Vent sonore et pluie. Prendre une douche est un défi aux lois de l'équilibre. Dans la salle d'eau il y a des poignées de sécurité, mais s'y tenir avec la main pleine de savon relève de l'exploit. Par ce temps il n'est pas question de sortir sur le pont. Difficile même d'écrire ces quelques lignes avec l'ordinateur.
A onze heures, le commandant nous annonce encore deux jours du même temps, il ajoute "nous avons de la chance, un peu plus au nord les creux dépassent dix mètres !"
La mer faiblit un peu l'après midi. Je lis le recueil de nouvelles de Dorothy Parker, "Comme une valse". Décidément Marie a choisi de bons bouquins. Sortie pour profiter de l'accalmie et respirer un air plus vif. Nous montons sur le pont le plus haut, au pied de l'antenne radio et du radar. De ce sommet la mer est à perte de vue, l'horizon nous entoure, nous sommes seuls au milieu d'une immense assiette pleine de vagues moutonnantes.
QUE FONT LES PASSAGERS SUR UN CARGO ?
Je vous le dis le tout de suite, si vous craignez l'ennui ne voyagez pas sur un cargo. Ici les journées sont seulement rythmées par l'horaire précis des repas, le jour et la nuit, l'état de la mer. À vous d'inventer le reste. Pour apprécier ce genre de voyage il faut savoir modeler son ennui, le faire travailler. Il faut avoir envie de sentir le temps s'étirer, d'en profiter pour rêver, ou laisser l'esprit vagabonder. On peut même réfléchir à la différence qu'il y a entre vagabondage et rêve et, pourquoi pas, écrire des pages sur le sujet. Justement ça tombe bien, sur un cargo on a tout le temps pour faire ces choses là.
Vous pouvez contempler la mer, vous pouvez lire ou relire André Vialatte (emportez aussi beaucoup d'autres livres), écouter de la musique si vous avez emporté des CD et un appareil, arpenter tout le navire, faire des photos, vous pouvez essayer de capter les émissions radio en ondes courtes... tricoter, dessiner, rédiger vos mémoires, vous perfectionner au Scrabble ou aux échecs, que sais-je encore. Bref vous êtes libre, c'est ça peut être que certains redoutent.
CINQUIÈME JOUR EN MER.
Vendredi 10 octobre. Les gros nuages sombres qui, au lever du jour occupaient tout l'espace ont été chassés par le vent, ils sont remplacés par un ciel clair et partiellement nuageux. Sur le pont la température est étonnamment douce. Preuve que nous sommes bien au milieu de l'Atlantique nord : à midi un officier a planté un petit drapeau polonais sur la carte pour situer le point, loin au sud du Groënland. L'après midi grand beau temps, mer d'un bleu profond, et, sur les vagues qui prennent un peu d'ampleur, quelques moutons. Marie trouve le moyen de maintenir le hublot ouvert, l'air marin pénètre dans la cabine. Je fais usage de la laverie des officiers, équipée de machines à laver et de sèche linge. La température est toujours aussi douce et le soir nous trouve Marie lisant, moi écrivant, le hublot grand ouvert.
LA PASSERELLE.
Sur la passerelle de navigation je cherche vainement des yeux la roue de bois et de cuivre tenue d'une main ferme par le capitaine scrutant l'horizon, comme le veut l'imagerie traditionnelle. Parmi une batterie d'ordinateurs, un écran radar, des tables à cartes et des GPS, je découvre une borne munie d'un petit cadran et d'un petit volant qui ressemble à celui des machines à sous (genre "Daytona") dans les fêtes foraines, c'est la roue. Les manoeuvres qui exigent la présence d'un pilote sont les seules occasions de l'utiliser, car en mer, le cap est calculé et contrôlé au moyen de l'ordinateur. D'autres écrans renseignent sur les conditions de navigation, sur la météo, sur la marche des machines. Le capitaine (qui ne porte pas la casquette) ou les officiers, donnent les instructions de navigation nécessaires.
L'ambiance sonore est hard rock et heavy métal, grâce à un lecteur de CD. Le cargo Isa est bien un navire de l'ère moderne.
SIXIÈME JOUR EN MER.
Samedi 11 octobre. Cette nuit, pour la troisième fois nous avons retardé nos montres d'une heure. Je dévore Wilt 1, de Tom Sharpe. Un critique dit de lui qu'il est "un moraliste violemment drôle, salubrement grossier, épatamment tonique", n'hésitez pas, bonne lecture ! Je déplace le fauteuil gyroscope et le remplace par une chaise, c'est plus stable et je pourrai écrire sans avoir l'estomac barbouillé !
Encore un beau matin ensoleillé et très doux, et toujours rien entre nous et l'horizon, nous sommes les seuls dans tout l'Atlantique nord. Enfin, pas tout à fait : le Isa a été rejoint par trois mouettes qui l'accompagnent en pêchant.
TOUT BOUGE DANS UNE CABINE.
À l'intérieur de nos maisons terriennes chaque chose a sa place et s'y tient sagement. Dans la cabine tout bouge, à commencer par le plancher, comme chacun sait. Dans la salle d'eau, tandis que vous gardez avec peine votre équilibre, les objets jaillissent aussitôt l'ouverture de l'armoire de toilette, et le rideau de la douche coulisse sur ses roulettes dès que vous déclenchez le jet. Le fauteuil de bureau, lui, s'anime d'un mouvement gyroscopique. Par temps calme les rideaux et les vêtements accrochés aux patères se balancent nonchalamment le long des cloisons avec un bel ensemble. Leur rythme s'accélère quand les mouvements du bateau le commandent. On entend alors les grattements et les clic clac de boutons et des fermetures éclair sur les parois. Les livres produisent des frottements et de petits flop discrets. Mais rien n'égale le concert du frigo. Dans une cabine, le réfrigérateur peut devenir un orchestre pour peu que le balancement du navire lui permette de s'exprimer pleinement. Au début, on ne perçoit que de rares tintements lointains isolés et timides, ou bien le secret ronflement d'une bouteille d'eau qui roule sur la grille. Mais si la mer se manifeste, on entend un glockenspiel forte, fortissimo, voire endiablé dès qu'on ouvre la porte pour mettre un peu d'ordre. Lorsque vous êtes étendu, la petite musique de nuit du frigidaire peut devenir très énervante et gâcher votre sommeil si vous ne trouvez pas rapidement la source du tintement malicieux et aléatoire qui agace votre oreille. Et je ne parle pas des cintres qui s'agitent dans la penderie...
SEPTIÈME JOUR EN MER.
Dimanche 12 octobre. Beau ciel bleu mêlé de nuages blancs et gris, le matin. Température toujours aussi douce, vent faible. Toujours pas le moindre bateau en vue. Repas du dimanche au mess, soupe, concombre, poulet frites, génoise à la crème, glace, orange. La jeune Anglaise longue et pâle ne se sépare plus de son sac en plastique jaune. Ciel nuageux à couvert en fin de journée. Le capitaine m'annonce que nous verrons le sud de Terre Neuve (Cape Race) dans deux jours.
LA SALLE DES MACHINES.
Des moteurs, on peut en voir tous les jours, ils sont devenus les accessoires banals et cachés de notre confort. Mais sur un cargo c'est une autre affaire, le moteur est tout simplement vital. D'ailleurs voudrait-on l'oublier qu'on ne le pourrait pas : jour et nuit il avertit de sa présence par son bruit sourd et ses vibrations. Des vibrations de plus en plus perceptibles en approchant la salle des machines, que nous fait visiter l'officier ingénieur mécanicien du Isa, Piotr Pekala. Nous découvrons en réalité une véritable usine, répartie sur trois niveaux de plancher. Le moteur principal est imposant, son volume correspond à peu près aux deux tiers d'un autobus, il atteint presque le plafond du troisième niveau. Outre le moteur principal, la salle des machines abrite des moteurs auxiliaires, des moteurs électriques et des générateurs d'électricité, les moteurs hydrauliques des portes de cales, l'arbre d'hélice, l'arbre de gouvernail et son moteur, un générateur de vapeur pour le moteur principal et un générateur d'eau chaude pour la consommation, une unité de dessalage d'eau de mer, les réservoirs de fuel et de gazole, des milliers de mètres de tuyaux, des escaliers, échelles et passerelles... et j'en oublie. Tous les appareillages sont peints de couleurs fonctionnelles et selon les codes de sécurité (on se croirait dans un décor), et tout est d'une propreté étonnante. Dans le vacarme d'enfer qui règne ici, je peine à saisir les explications de notre guide. Nous sommes plus au calme dans la salle de contrôle où toutes les machines du navire au grand complet apparaissent sur des écrans informatiques et d'innombrables cadrans, voyants et autres outils du genre. Pour l'essentiel, je retiens que le moteur principal est un Man de six mille sept cent trente kilowatts, fabrication Danoise; que la consommation quotidienne de carburant est de vingt six tonnes; et que les réservoirs pleins contiennent mille quatre cent tonnes de carburant, plus que nécessaire pour faire le voyage aller-retour. L'effectif est de sept personnes, qui travaillent en trois équipes. La vision de cette usine (on devrait dire ces usines), est une révélation spectaculaire pour les profanes que nous sommes. Tant de puissance, de complexité, d'intelligence et de savoir faire concentrés dans le fond du cargo nous laissent impressionnés et ébahis.
HUITIÈME JOUR EN MER.
Lundi 13 octobre. Pour la quatrième fois nous avons retardé nos montres d'une heure cette nuit. Au réveil, ciel nuageux s'éclaircissant à l'est de l'horizon, mer calme. La température fraîchit de plus en plus. Je continue ma lecture de l'"Anthologie de la subversion carabinée" de Noël Godin, et toujours dans le désordre. Un exercice de sécurité incendie a lieu l'après midi vers quinze heures, bourdonnements des sirènes, lumières rouges, rendez-vous sur la passerelle avec les gilets de sauvetage. Un feu est simulé dans les cuisines, les équipes se regroupent et s'équipent, le capitaine chronomètre l'intervention. Pendant ce temps, derrière la vitre de la passerelle, nous voyons brièvement au loin quelques dauphins. Ils deviennent plus nombreux et se rapprochent du Isa, ils folâtrent un long moment en passant de tribord à babord. Et puis un peu plus loin... regarde, une baleine !
MARCHER.
Le pied des marins n'est pas différent du nôtre. Mais ce que les marins ont en plus, c'est la pratique de l'équilibre sur sol incliné. Nous les voyons se déplacer le buste vertical, le bassin et les jambes compensant les inclinaisons du plancher. Certains marchent un peu "en canard", ou bien en levant haut les genoux. Les hommes d'équipage du Isa travaillent avec aisance comme s'ils avaient aux pieds des semelles aimantées. Sur le pont ils font de la peinture, du décapage, ils soudent. Ils dirigent le navire, ils préparent et cuisent les repas. Nous, nous devons réapprendre chaque geste en demandant de nouvelles choses à nos membres inférieurs. Commençons par l'exercice le plus facile: coiffez vous devant une glace qui bouge, en demandant à vos jambes de vous stabiliser sur un plancher mouvant. Deuxième exercice: sachant que le plancher changera trois fois d'angle d'inclinaison traversez deux pièces larges de quatre mètres et rapportez à l'office votre assiette contenant les restes du repas et les couverts. Note de un à dix, zéro pour celui qui renverse. Troisième exercice : sans tenir la rampe descendez un escalier de quinze marches, l'escalier s'inclinera de sept degrés d'arrière en avant (et retour), et de cinq degrés de gauche à droite. Note de un à dix, zéro pour celui qui utilise la rampe. Pour moi c'est zéro pointé, je me tiens aux deux rampes.
SPECTACLES EN MER.
Tant de romans et de récits ont déjà tant dit sur le spectacle qu'offre une traversée de l'Atlantique, que je ne ferai jamais aussi bien. Je ne tente même pas, reportez vous à la lecture de vos auteurs préférés.
Mais voici quelques images quand même...
> Nous avons vu plusieurs fois le lever du soleil éclairant les nuages de reflets rouge orangé, il semblait un peu seul passant au dessus de l'horizon. Tout seul face à la mer et au ciel. Tout seul comme si tout ça était trop grand pour lui.
> Et puis il y a cette découverte naïve, une sensation de solitude étrange, quand du regard on fait le tour de l'horizon par temps clair. Et bien l'horizon est vide. On réalise alors qu'on se trouve un peu bêtement au centre d'un cercle immense, et que plus loin que l'horizon c'est encore la même chose, encore et encore....
> La mer change d'aspect à toutes les heures du jour et décline ses coloris. Comme un marchand de couleurs fier d'ouvrir son catalogue, elle offre toute la palette de nuances de tous les bleus et de tous les verts. Souvent l'oeil devine comme un dessous gris de plomb qui soutient le vert ou le bleu dense de l'eau. Les vagues changent de couleur et de transparence, de multiples couches translucides se superposent, l'écume blanche se transforme en vert émeraude ou vert de jade. Sur la surface de la vague le ciel ajoute ses reflets gris, bleus ou argentés.
> Les ciels qu'on observe en mer ne ressemblent pas aux ciels terriens. Ils changent vite sous l'effet des vents. Différentes familles de nuages s'approchent, se rassemblent, se superposent et se séparent, en échangeant leurs couleur avec celles des reflets de l'eau, à l'infini.
> Clair de lune en mer. J'emprunte à Marie (qui était debout cette nuit là), ce qu'elle a enregistré dans son journal. "Vingt trois heures. Je ne dors pas. La lune éclaire tant la cabine que je peux lire les chiffres de mon Sudoku. Dehors, vision extraordinaire, la mer illuminée par la lune ressemble à du mercure ondulant. Je me trouve au centre d'un univers métallique irisé de multiples nuances."
> Enfin dernier spectacle, celui de l'avance obstinée du cargo et de sa masse énorme. Sa proue plonge parfois, elle est recouverte de vagues et d'écume, mais le cargo s'en moque. Fort de ses trente et un mille tonnes, le Isa fend les vagues avec régularité, avec une espèce de placidité impressionnante.
NEUVIÈME JOUR EN MER.
Mardi 14 octobre. Le rythme du changement d'heure s'est accéléré; pour la cinquième fois nous avons retardé nos montres d'une heure cette nuit, sans l'intervalle d'une journée entre deux. Le matin par une mer d'huile, beau temps ensoleillé mais température fraîche, nous apercevons à babord le premier bateau depuis sept jours (depuis que le cargo s'est éloigné des côtes d'Angleterre). C'est un porte containers qui se dirige vers l'est. À tribord un des caps de Terre Neuve se détache sur l'horizon à trente kilomètres environ, puis on le perd de vue. L'après midi une nouvelle partie des côtes de Terre Neuve apparaît. Aux jumelles on distingue quelques maisons et un pylône. Ce matin j'ai visité la cuisine qui rutilait de tous ses inox. Nous nous rendons à la salle des machines le soir à dix-huit heures pour une visite impressionnante et mémorable.
L'ÉQUIPAGE.
Tout premier contact: "vous êtes membre de l'équipage ou passager ?" me demande en anglais un matelot lorsque je pose le pied sur le pont. Flatteuse et brève confusion due à mon ciré, rouge comme celui des marins du Isa. Je me rengorge en éprouvant un instant la fierté qui habite le loup de mer.
Le capitaine se nomme Dariusz Muszinski, c'est un grand gaillard souriant au visage rond, à la peau tannée et aux yeux verts. L'équipage est de vingt hommes, chacun parle un peu l'anglais, tous se montrent aimables et répondent volontiers à nos questions. Nous nous croisons surtout au moment des repas, sourires et salutations. Beaucoup de cheveux gris ou blancs, la plupart des matelots et des officiers ont environ la cinquantaine, le capitaine et deux des lieutenants sont les plus jeunes.
Les matelots ont des contrats de quatre mois, avec extension possible à cinq mois. Après deux à trois mois passés chez eux ils reprendront la mer. Pour le capitaine c'est un peu différent : quatre mois en mer environ et quatre mois à terre. Les aléas de la navigation, des contrats de fret, des chargements et des déchargements, font des calendriers pleins d'imprévus. On doit manquer souvent les fêtes de famille chez ces modernes nomades de l'océan.
DIXIÈME JOUR EN MER.
Mercredi 15 octobre. Cette nuit, fini la mer d'huile ! Vers quatre heures tout s'anime, glisse et tombe, dans la cabine. Livres, objets divers, valises, et les vide poches (!), tout part à la renverse. Je me lève pour ranger. Mais à chaque tentative je perds l'équilibre et parcours involontairement de long en large la cabine dont le plancher monte et descend, avant de trouver un point d'appui ou de m'effondrer sur la couchette. La cause de tout ce grabuge c'est que le cargo est entré dans le golfe du Saint Laurent, nous ne sommes plus protégés des vents par Terre Neuve. Il faut s'attendre à ce temps toute la journée, tant que le navire ne sera pas entré dans l'estuaire du Saint Laurent. En fin de matinée le ciel se dégage et devient bleu, mais les vagues sont toujours aussi fortes. Le soir, nous longeons l'île d'Anticosti qu'on aperçoit au loin, au nord, sur tribord. Un peu plus tard sur babord nous contemplons notre premier coucher de soleil sur le continent américain, un modeste coucher de soleil sur la côte de Gaspésie très lointaine, au sud ouest. Photo souvenir, quand même. On ne peut pas voir l'autre rive du fleuve, car l'entrée de l'estuaire est large de cent vingt kilomètres.
REPAS À BORD.
Nous prenons nos repas au mess des officiers, les horaires sont précis, 7H30, 11H30, 17H.30. La salle est plutôt spacieuse, elle est éclairée par deux hublots avec leurs paires de rideaux et leurs plantes grasses. Sur les murs, des calendriers de la compagnie, la carte des fuseaux horaires, une reproduction montre une bergère allongée tirant un fil de la vierge accroché à sa coiffe. Les officiers s'assoient à des tables de quatre sur des sièges confortables. La salle voisine est le mess de l'équipage, elle se différencie de l'autre par des tables de six, le mobilier et le décor sont identiques, au mur un chromo du christ en berger devant un troupeau de moutons bien blancs et une photo du pape Woyjtila. La porte de l'office et des cuisines est toujours ouverte, on aperçoit le cuisinier épluchant les poireaux d'une prochaine soupe. L'office recèle un petit trésor, un réfrigérateur garni pour les fringales nocturnes.
Le steward, Wojciech Serkowski, sert avec attention et diligence; de brefs sourires animent son visage grave. Le cuisinier se nomme Miroslaw Bzdyl, il compose les menus avec soin ...et à la polonaise. Petit déjeuner avec thé ou café, fromage et saucisson ou jambon, oeufs mollets encore chauds, fromage blanc et cives, confitures, beurre...etc. Le déjeuner est consistant, il commence par une généreuse soupe paysanne aux légumes, puis un plat garni: viande (poulet, porc, boulettes), ou chou farci, avec purée, pâtes ou pommes vapeur, salade. Une poire (mûre!), pomme ou tranche de pastèque. Le dîner est plus léger : un unique plat garni, viande et légumes, ou assortiment de charcuteries et fromages, assortiment de harengs marinés et pommes vapeur (inhabituel et délicieux).
L'aneth accompagne presque tout....
ONZIÈME JOUR. LE SAINT LAURENT.
Jeudi 16 octobre. Pour la sixième et dernière fois nous avons retardé nos montres d'une heure. Cette nuit vers quatre heures j'ai vu des rubans de lumières scintiller sur l'eau, ce sont les agglomérations de l'Anse Pleureuse, Cap au Renard, Sainte Anne des Monts, et d'autres. Quand le jour se lève, nous apercevons, de part et d'autre du cargo, les deux rives du Saint Laurent, dont la largeur est environ de soixante kilomètres à cet endroit. Cette fois c'est sûr, nous y sommes! Au loin un cargo nous précède, un autre nous suit. L'officier de quart me montre notre situation sur la carte, nous dépassons Baie Comeau et la péninsule de Manicouagan sur tribord. Le pilote monte à bord du Isa vers midi. La rive nord du fleuve est maintenant plus proche, mais aux jumelles on distingue mieux le paysage. Sur les collines rocheuses un peu rondes qui tombent directement dans le fleuve, les arbres sont du vert des résineux, soit jaunes, dans une gamme qui va du citron au jaune orangé. Le navire longe maintenant la rive qui, pendant un long moment, apparaît telle que les premiers navigateurs l'ont découverte: sans aucune trace de civilisation. Forte impression. Puis, quelques maisons de bois aux couleurs vives, murs blancs et toitures rouges, bleues ou vertes, apparaissent, disséminées ça et là parmi la végétation et sur les berges. Ensuite ce sont des villages aux maisons non moins colorées: Saint Siméon, Port au Persil, quelques fermes, un petit chantier naval, des phares. Un peu plus tard apparaît un imposant ensemble de la première moitié du siècle dernier, le Manoir Richelieu qui est aujourd'hui un hôtel casino. Dans une belle lumière, le cargo emprunte un chenal plus étroit qui passe entre la rive nord et l'Île aux coudres, chère à Robert Charlebois. En face, ou presque, c'est la petite ville de Baie Saint Paul où a commencé l'aventure du fameux Cirque du soleil. Nous longeons l'île d'Orléans. Nous atteignons Québec à la nuit tombée, les lumières de la ville se reflètent dans le fleuve, le château Frontenac illuminé trône sur la colline, entouré de quelques gratte ciel. Très beau spectacle.
Une vedette nous rejoint, le cargo ralentit pour le changement de pilote; pour nous c'est un peu plus de temps pour rassasier nos yeux de ces belles images de Québec la nuit. Le nouveau pilote se nomme Turcotte, il est muni d'un ordinateur portable qu'il branche sur le réseau informatique du Isa. Des programmes sophistiqués lui indiquent la position du bateau, le cap à suivre, le cap réel, le tracé des rives et du chenal navigable, et un tas d'autres choses indispensables pour suivre le bon chemin. En effet, plus on remonte le fleuve (qui est pourtant si large), plus le chenal navigable devient étroit et sinueux, et aussi moins profond. Il y a danger pour la navigation, les gros cargos sont à la peine, heureusement les pilotes les guident. Nous en verrons sept en tout: chacun est un spécialiste d'un tronçon du Saint Laurent. Les pilotes sont pour la plupart d'anciens capitaines de marine qui suivent deux ans de formation, et doivent (entre autres choses) pouvoir dessiner de mémoire la partie du fleuve dans laquelle ils conduisent les navires.
DOUZIÈME JOUR. MONTRÉAL.
Vendredi 17 octobre. À six heures quinze, un peu avant le lever du soleil, le Isa jette l'ancre à une poignée de kilomètres de Montréal. Sur la passerelle, le capitaine nous informe que le compas gyroscopique est défaillant, l'autorisation de naviguer ne sera donnée qu'une fois la réparation effectuée. On attend la pièce de rechange. Conséquence: un retard sur le plan de navigation estimé à une journée environ. Dehors, soleil et très beau ciel bleu, mais cinq degrés centigrades seulement. La rive est toute proche, bordée de jolies maisons de bois. On écarquille les yeux devant le spectacle, ce sont les mêmes charmantes maisons peintes qu'hier. Ce sont aussi les mêmes arbres aux couleurs de l'automne Québecquois, chênes rouges, sumacs et érables rouges, ormes, mélèzes, hêtres, chênes blancs, bouleaux et peupliers jaunes ou vert tendre; on ne s'en lasse pas. Côté sud, changement de décor, des îles plantées de peupliers nous séparent de l'autre rive aux berges sableuses, ce paysage rappelle un peu ceux de la Loire. Pas très loin devant nous: Montréal, son stade Olympique et ses gratte ciel. Un pilote monte à bord, le Isa doit aller à quai pour libérer le chenal de navigation. Les manoeuvres d'approche et d'arrimage du cargo se font tout en douceur et dans une précision étonnante. Deux agents des services d'immigration Canadiens en uniforme montent à bord, contrôlent les passeports et distribuent des visas après avoir brièvement et aimablement posé quelques questions aux cinq passagers. Un technicien vient remettre en état le compas gyroscopique. Il se nomme Chaterjee, c'est un informaticien originaire de Bombay. Après avoir travaillé pour la marine dans divers pays, il se sent professionnellement mieux apprécié au Québec dont il goûte beaucoup les conditions de vie (et où sa famille l'a rejoint). Mais revenons au compas. La pièce maîtresse du compas gyroscopique est une boule noire grosse comme mes deux poings, où deux aimants flottent dans un mystérieux liquide conducteur qui évite totalement la friction. La révision de l'appareil nécessite notamment le renouvellement et le pompage du fameux liquide dans la sphère. C'est une opération longue et délicate qui dure plus de quatre heures. Il faut ensuite procéder à de nombreux réglages, puis à la validation qui permettra au cargo de naviguer à nouveau dans le chenal du Saint Laurent.
Marie et moi faisons des paris sur la durée de la réparation et l'heure de départ.
ET POURQUOI LES FEUILLES SONT ROUGES ?
Les superbes couleurs dont les feuilles des arbres se parent en automne sur le continent nord américain sont le produit du climat, pour l'essentiel. Là bas les étés sont extrêmement chauds, mais les températures baissent rapidement en fin de saison, pendant que les nuits deviennent plus longues. Cela occasionne une montée de pigments dans les feuilles, notamment des anthocyanines, mais aussi du carotène, et des tanins. Les anthocyanines produisent des couleurs qui vont du rose au rouge intense, le carotène produit des jaunes qui vont jusqu'à l'orange, les tanins font des bruns. La verte chlorophylle doit préférer nos climats tempérés, car elle reste dominante plus longtemps dans les feuilles de nos arbres....
TREIZIÈME JOUR.
Samedi 18 octobre. Le Isa quitte le quai à deux heures trente du matin. Le compas gyroscopique est comme neuf et ses indications sont parfaites, aux dires du pilote. Je fais quelques photos de la ville en pleine nuit avec, comme premier plan, le pavillon Français de l'exposition de mille neuf cent soixante sept aujourd'hui transformé en casino. Bonne nuit à tous. Le matin nous trouve un peu au sud de Montréal, face aux écluses que domine la centrale électrique de Beauharnois. Une fois encore la manoeuvre "au millimètre" est spectaculaire. Chaque écluse est d'une largeur de vingt quatre mètres, et le Isa est large de vingt trois mètres soixante ! "Mais, dit le pilote, je connais un cargo encore plus large qui fait vingt trois mètres soixante dix. La seule difficulté c'est d'engager le bateau correctement, après c'est tout droit, on ne risque pas de le twister". La fermeture de la porte d'écluse et le changement de niveau sont rapides, le débit des canalisations est de six mille mètres cubes à la minute, le cargo atteint le niveau supérieur en sept minutes.
Vers onze heures le fleuve s'élargit, nous voici dans le Lac Saint François bordé de sa belle végétation flamboyante et d'un chapelet ininterrompu...de quoi donc ?...mais de jolies maisons de bois avec leurs bardages peints et leurs toits de shingles, bien sûr. En fin d'après midi passage de l'écluse Dwight Eisenhower, sous autorité des USA. Un pilote américain blond et souriant rejoint la passerelle, il se nomme Prescott. Son habillement sport et sa démarche lui confèrent un style un peu playboy, très différent de celui des pilotes Québecquois. Il apporte son café Tim Horton dans un grand gobelet imprimé, et des petits beignets au chocolat et à la confiture Timbits dans leur emballage carton avec poignée. Des oies cendrées criardes s'envolent au dessus de l'eau, puis des oiseaux blancs en un vol interminable, croisent le cargo en direction de l'est en rasant la surface du lac. Le soleil se couche sur les rives de l'Ontario qui égrènent leurs petites maisons de bois, leurs pelouses et leurs grands arbres.
QUATORZIÈME JOUR. LE CANAL DE WELLAND ET LE LAC ONTARIO.
Dimanche 19 octobre. Passage d'une écluse et nouveau changement de pilote cette nuit; je n'ai rien remarqué. Au réveil nous sommes au milieu du Lac Ontario, de l'eau à perte de vue, on se croirait revenus en pleine mer. À sept heures trente, beau lever de soleil en technicolor. Bientôt, à tribord on aperçoit Toronto dans une très légère brume ensoleillée; mais bien trop loin pour une photo. Le Isa s'engage dans le canal de Welland qui est parallèlle au fleuve Niagara et relie le lac Ontario au lac Érié. Comme une vulgaire péniche, le cargo devra franchir huit écluses pour un dénivelé qui fait à peu près cent mètres au total; durée du voyage environ neuf heures. Nous sommes à nouveau en Ontario; le long du canal un petit village déroule ses larges allées bordées de maisons de bois (et pvc), de grands arbres et de pelouses. Dans un des jardins un couple brandit un vaste drapeau Polonais et salue le Isa par de grands mouvements de bras. L'écluse de Port Weller (dite numéro sept), est un complexe étonnant composé de cinq écluses. Dans un sens trois écluses consécutives s'enchaînent comme les marches d'un escalier; et deux écluses supplémentaires parallèlles aux précédentes accueillent les bateaux allant en sens inverse. Nous croiserons ici deux autres cargos. Le soir tombe, et nous offre un coucher de soleil flamboyant. Le Isa passera une écluse encore pour sortir du canal et entrer dans le lac Érié. Miroslaw Bolundz, le second du Isa me donne un schéma coté des écluses du canal de Welland. Demain matin nous débarquerons à Cleveland.
QUINZIÈME JOUR. LAC ÉRIÉ, CLEVELAND.
Lundi 20 octobre. Nous apercevons les gratte ciel de Cleveland vers huit heures, la ville se découpe à contre jour. À neuf heures le Isa est à quai. Attente. À dix heures quarante cinq formalités rapides avec la douane et la police des frontières. Au revoir au capitaine et aux membres d'équipage. Nous descendons les marches de la passerelle, la nacelle dépose nos valises. Nous sommes à nouveau des terriens. En nous rendant vers la sortie, une employée du port nous interpelle et nous demande d'où nous venons. Elle a dans les soixante dix ans et se nomme Priscilla, et veut faire une petite causette. Elle est venue en France deux fois dans sa vie. Priscilla nous indique le chemin, et où demander un taxi, et nous offre deux cartes postales de Cleveland. Un peu d'attente à la guérite des gardiens; le taxi arrive. Nous sommes sortis du port, c'est la fin du voyage à bord du cargo Isa.
ET POURQUOI UN VOYAGE EN CARGO ?
Je ne me souviens plus comment il y a trois ans, l'idée de voyager sur un cargo nous est venue. Un article dans un journal sans doute, puis la lecture du livre "Le tour du monde en cargo", des conversations au "Cargo club". Ajoutons que Marie et moi préférons vivre autrement qu'en empruntant les sentiers battus, et voyager en prenant le temps de voir et de ressentir. Sans doute avons nous eu l'envie un peu enfantine de cette expérience romanesque: vivre pendant quelque temps sur un vrai navire, un navire où des marins travaillent, pas sur un bateau de touristes. Ce choix est aussi à l'opposé de ce que nous propose notre espèce de monde frelaté, et cette idée là me plaît. Voilà pour les raisons. Notre projet a mûri lentement et nous l'avons concrétisé dans d'excellentes conditions, expérience enrichissante, beau bateau, équipage sympathique, images inoubliables....etc. Début de l'histoire à Uijmuiden (prononcez aïemeuden).
Lire : Le guide des voyages en cargo, par Hugo Verlomme. Éditions Jean-Claude Lattès.
Rendez-vous des amateurs au "Cargo club", Librairie Ulysse, 26 rue Saint Louis en l'Ile 75004 Paris, le premier mercredi du mois* à partir de 18H30. 01 43 25 17 35. Site web: http://www.ulysse.fr - courriel : ulysse@ulysse.fr. *Sauf en janvier.
L'agence "Mer et voyages" propose de nombreux voyages à bord des cargos, destinations : le monde entier. Mer et voyages. 9 rue Notre Dame des Victoires.75002 Paris. 01 49 26 93 33 http://www.mer-et-voyages.com/
Voir aussi : http://www.abm.fr/pratique/cargo.html
Le Isa appartient à la compagnie Zegluga Polska.sa, basée à Szcecin.