Le mouvement des femmes pour leurs droits n’a pas attendu Metoo pour exister, c’est une vague de fond qui vient de loin. Par exemple, des mouvements entremêlés à l’histoire politique et sociale du 19e siècle sont apparus à cette époque. Aspirations à la liberté, rejet de l’emprise de la religion, critique du Code civil inégalitaire, participation et critique des révolutions de 1830, 1848 et de la Commune, développement de la pensée socialiste utopique, etc… Voici un article d’André Léo en mai 1871, pendant la Commune justement.
Indignée par le le mépris et le refus que neuf ambulancières ont subi venant d’officiers de la Garde nationale fédérée auxquels elles s’étaient adressées, André Léo publie une lettre ouverte intitulée La Révolution sans la femme destinée au général Dombrowski à la première page du journal “La Sociale” le lundi 8 mai 1871..
Dans les premières lignes de son article, André Léo rappelle que c’est la tentative de prise des canons de Montmarte par le gouvernement versaillais, qui a déclenché l’insurrection de la Commune de Paris, et souligne que ce sont les femmes qui sont à l’origine de la révolte :
> Savez-vous, général Dombrowski, comment s’est faite la révolution du 18 mars ?
Par les femmes.
On avait dirigé de grand matin des troupes de ligne sur Montmartre. Le petit nombre de gardes nationaux qui gardaient les canons de la place Saint-Pierre avait été surpris et les canons enlevés; on les descendait sur Paris - sans obstacle. La garde nationale, sans chefs, sans ordre, hésitait devant une attaque ouverte. Encore quelques tours de roue, et vous n’auriez jamais été général de la Commune, citoyen Dombrowski.
Mais alors, sur la place de l’Abbaye, les femmes, les citoyennes de Montmartre, se portèrent en foule, saisirent la bride des chevaux, entourèrent les soldats et leur dirent :
Quoi ! vous servez les ennemis du peuple, vous, ses enfants ! N’êtes-vous pas las d’être les instruments de vos propres oppresseurs ? N’êtes-vous pas honteux de servir des lâches ?
Arrêtés tout d’abord par la crainte de blesser les femmes et d’écraser leurs enfants, qui s’attachaient aux roues des canons, les soldats comprirent ces reproches, et ils mirent en l’air la crosse de leurs fusils.
Le peuple poussa des cris de joie : les prolétaires, divisés sous différents noms, et sous différents costumes, se comprenaient enfin et se retrouvaient frères d’armes, parlant, plus de tyrannie. Soldats et gardes nationaux s’embrassèrent. On replaça les canons ; désormais, la confiance, l’enthousiasme, un indomptable courage, remplissaient les âmes, indécise un instant avant, La Révolution était faite.
Grâce aux femmes, surtout. Il faut bien l’avouer, et je vous le répète, citoyen Dombrowski,—et vous, grand-prévôt, qui chassez de vos avant-postes les femmes assez dévouées à la cause de la révolution, pour lui sacrifier leur vie.
Il faudrait cependant raisonner un peu ; croit-on pouvoir faire la Révolution sans les femmes ?
Voilà quatre-vingts ans qu'on l’essaie et qu’on n’en vient pas à bout.
La première Révolution leur décerna fan le titre de citoyennes ; mais non pas les droits. Elle les laissa exclues de la liberté, l’égalité.
Repoussées de la Révolution, les femmes- se confièrent .au catholicisme, et, sous son influence, composèrent cette immense force réactionnaire, imbue de l’esprit du passé, qui étouffe la Révolution toutes les fois qu’elle veut renaître.
Quand trouvera-t-on que cela a assez duré ? Quand l'intelligence des républicains s’élèvera-t elle jusqu’à comprendre leur principe et servir leur intérêt ?
Ils demandent que la femme ne soit plus sous le joug des prêtres ; et il leur déplait de la voir libre penseuse.
Ils veulent bien qu’elle ne travaille pas contre eux, mais ils rejettent son concours dès qu’elle veut agir.
Pourquoi cela ?
Je vais vous le dire :
C'est, que beaucoup de républicains (je ne parle pas des vrais), n’ont détrôné l’empereur et le bon Dieu... que pour se mettre à leur place.
Et naturellement, dans cette intention, il leur faut des sujets, ou tout au moins des sujettes. La femme ne doit plus obéir aux prêtres; mais elle ne doit pas plus qu’auparavant relever d’elle-même. Elle doit demeurer neutre el passive, sous la direction de l’homme, elle n’aurait fait que changer d® confesseur.
Eh bien, cette combinaison n'a pas de chances.
Dieu a sur l'homme, en ce point, un avantage immense, c’est de rester inconnu ; c’est cela qui lui permet d’être l’idéal.
D'un autre côté, la religion condamne la raison et défend la science. Voilà qui est simple, radical et net; c’est un cercle d’où l’on ne sort pas, quand on y est, - à moins de le rompre.
Mais la Révolution, mais l’esprit nouveau, n’existe au contraire que de par l’exercice de la raison, de la liberté, par la recherche du vrai, du juste en toutes choses. Ici, ce n’est plus le cercle mais la ligne droite projetée dans l’infini.
Où s’arrêter dans cette voie ? Où poser la borne que tel ou tel esprit en marche ne dépassera pas? Et qui a le droit de la poser ?
La Révolution, il faut bien en prendre son parti, est la liberté et la responsabilité de toute créature humaine, sans autre limite que le droit commun, sans aucun privilège de race, ni de sexe.
Les femmes n’abandonneront la vieille foi, que pour embrasser avec ardeur la nouvelle. Elles ne veulent pas. elles ne peuvent pas être neutres. Entre leur hostilité et leur dévouement, il faut choisir. Quelques-unes, sans doute, méprisant l’obstacle, fortes et convaincues, persistent malgré les dégoûts ; mais ces natures-là sont rares. La plupart des êtres humains sont frappés surtout par le fait et découragés par l’injustice.
Or, qui souffre le plus de la crises actuelle, de la chérté des vivres, de la ces sation du travail ?— la femme ; et surtout la femme isolée, dont ne s’occupe pas plus le régime nouveau, que ne s’en occupèrent jamais les anciens.
Qui n’a rien à gagner, immédiatement du moins, au succès de la Révolution ? la femme encore. C’est de l'affranchissement de l’homme qu'il est question, non. du sien.
Et quand, poussée par l'instinct sublime, qui entraîne heureusement en ce siècle tous les cœurs vers la liberté, elle offre malgré tout son dévouement à cette Révolution qui l’oublie, on la rejette avec insulte et mépris !…
— On pourrait, d’un certain point de vue, écrire l’histoire depuis 89, sous ce titre : Histoire des inconséquences du parti révolutionnaire. La question des femmes en ferait le plus gros chapitre et l’on y verrait comment ce parti trouva moyen de faire passer du côté de l’ennemi la moitié de ses troupes, qui ne demandait qu’à marcher et à combattre avec lui.
André Léo.
> Victoire Léodile Béra, dite André Léo est née le 18 août 1824 à Lusignan (Vienne) et morte le 20 mai 1900 à Saint-Maurice. C’est une romancière, journaliste militante féministe française, membre de la Première Internationale. Sous la signature de Léo (contraction de son prénom Léodile), elle publie son premier roman Une vieille fille, depuis la Suisse en 1859. Ce premier roman ouvre une série d’œuvres qui feront sa notoriété dans le monde des lettres. Après le coup d'État de Napoléon III le 2 décembre 1851, Victoire Léodile Béra épouse en Suisse son fiancé exilé, le journaliste Grégoire Champseix, rédacteur de La Revue sociale (déjà condamné à la prison en 1849).
Pendant la Commune, il n’y avait pas de journaux féministes, mais des femmes qui défendaient les droits des femmes écrivaient dans la presse, comme cet article d’André Léo dans La Sociale et sa fameuse phrase : Croit-on pouvoir faire la révolution sans les femmes ? Voilà quatre-vingts ans qu’on essaye et qu’on n’en vient pas à bout.
> Illustrations. Manifeste de l’Union des femmes en 1871, cliquez pour agrandir. Portrait d’André Léo. Affiche du 8 mars 2023. Première page de La Sociale du 8 mai 1871, cliquez pour agrandir.
> Source : Retro News. BNF. La Sociale, 8 mai 1871. >>> Lien.