En Berry, les histoires de sorcellerie ont la vie dure et contribuent à la légende touristique (comme aurait dit Prosper : dans l’Berry on n’a pas de pétrole, mais on a des sorciers !). Il n’y a pas si longtemps, des femmes étaient considérées comme sorcières parce qu’elles utilisaient des plantes médicinales pour soigner, d’autres avaient le don de “barrer le mal”. Des hommes aussi étaient sorciers, meneux de loups, jeteurs de sorts, et savaient en faire tout autant que les sorcières. Et tout ce joli monde se retrouvait au sabbat où l’on faisait allégeance à Satan en lui embrassant le derrière, après quoi on passait aux réjouissances les plus débridées.…
Mais un des monuments de la sorcellerie en Berry appartient à l’Histoire. C’est l’affaire du carroir de Marlou, qui participe grandement au mythe. Et c’est une histoire vraie qui s’est déroulée dans le Haut Berry, tout près d’ici ! Sur une carte départementale, imaginez un grand V dont une branche serait la Grande Sauldre (de Neuvy-deux-Clochers à Jars en passant par Neuilly-en-Sancerre, Sens-Beaujeu et Boucard), et l’autre branche serait l’axe des Aix à Sancerre (de Neuvy-deux-Clochers à Sainte-Gemme en passant par Crézancy, Bué et Chavignol)…. En 1583, cette affaire tragique de sorcellerie et de possession a fait l’objet d’un procès dont les minutes incluent les noms de plus de cent personnes. Le document, resté dans les archives, est décrit par le menu dans un gros livre de plus de cinq cents pages paru en 1996. Grâce au travail des auteurs, Nicole Jacques-Chaquin et Maxime Préaud, l’ouvrage contient les dépositions, interrogatoires, confrontations, et les témoignages sur les possessions, le sabbat …etc, retranscrits d’après le texte de l’époque.
Le lieu de ces rencontres diaboliques se situait près du village de Bué, au carroir de Marlou (littéralement, carrefour des mauvais loups). C’est aujourd’hui le carrefour des routes de Menetou-Râtel, Sens-Beaujeu, Sancerre, Crézancy et Bué. Rien n’évoque le diable ou les sorciers à cet endroit où la végétation a été coupée pour ménager la visibilité et la circulation, faisant de la colline un lieu désolé. Donc, attendez vous à une grosse déception si vous allez voir le carroir de Marlou, vous n’y trouverez ni sorciers ni diables ni birettes, à peine un panneau de signalisation routière.…
Le procès des sorciers du carroir de Marlou s’est tenu au château de Sens-Beaujeu sous le règne de Henri III du 21 décembre 1582 au 30 mars 1583. Il s’est terminé par la condamnation la pendaison et la mort plus le bûcher de cinq des accusés, cinq hommes : Marin Semellé, Étienne Girault, Joachin Girault, Jean Tabourdet, et Jean Cahouet. Guillemette Piron, la sixième accusée, s’était étranglée dans sa prison. Mais l’affaire ne se limite pas à la sorcellerie démoniaque, c’est aussi une histoire de possession. Et ce sont les accusations du personnage central, Bernard Girault, un enfant de treize ans qui se dit (ou qu'on dit) possédé du diable, qui déclenchent tout….
La transcription du procès commence comme suit (j’ai conservé le texte en en modernisant l’orthographe pour faciliter la lecture). Le vingt unième jour de décembre mil cinq cent quatre vingt deux, Pierre Ragu, licencié ès lois, bailli de Beaujeu et Sens, étant au bourg de La Chapelotte, à distance dudit Beaujeu de deux lieues, avons été avertis que en la terre et chatellenie dudit lieu il y a un jeune garçon âgé de douze à treize ans, qui est possédé des malins esprits et que le bruit commun est que lesdits esprits malins qui le tourmentent ont été mis en son corps par l'opération d'un nommé Étienne Girault, demeurant en ladite chatellenie et paroisse dudit Sens, soupçonné d'être sorcier.
À cause de quoi nous sommes à l'instant transportés au château de Beaujeu en ladite paroisse de Sens, où étant arrivé environ les deux heures du soir avons trouvé une grande multitude de peuple au devant dudit château, qui nous ont dit être venus pour voir Bernard Girault, fils du défunt Melchior Girault et de Catherine Perrottin (…) qui est possédé du diable et merveilleusement affligé et tourmenté, disant tous par acclamation populaire que c'était ledit Étienne Girault et Jean Tabourdet, dit “des Berthilles” (brindilles), qui avait mis le diable dans le corps dudit Bernard Girault, nous requérant en vouloir faire justice.
Maintenant que vous voila dans l’ambiance, je vais tenter de résumer.
La possession et les accusations de Bernard Girault.
Appelés au château de Beaujeu, Pierre Ragu (le bailli, c’est à dire officier de justice) et François Rissé (le greffier) assistent à une scène de possession dont la victime est Bernard Girault. Jean Tabourdet commande aux esprits malins de sortir du corps du possédé et il le fait au nom du diable. Mais Pierre Ragu lui impose le silence et déclare que ce commandement doit être prononcé au nom de Dieu et conjure les esprits malins de sortir du corps de Bernard Girault et de le laisser en repos afin qu’il puisse glorifier Dieu et lui rendre grâce.
Les yeux de l’enfant se révulsent de façon effroyable, sa bouche se tord, son corps se convulse, il échappe à ceux qui le maintiennent et clame d’une voix grêle que les esprits refusent de sortir de lui. Puis, quelques instants plus tard, le voilà subitement abattu et libéré de son tourment. Il déclare alors : ”Me voila guéri, il n’y a plus de diable dans mon corps, à moins qu’Étienne Girault et Jean Tabourdet ne l’y remettent”.
Répondant aux questions du bailli, il déclare qu’il avait des diables en lui qui passaient par sa bouche et pénétraient de toutes parts dans son corps. Il dit que Tabourdet en a fait sortir un grand nombre le jour même et que dimanche et lundi, Étienne Girault en avait aussi fait sortir autant.
Il ajoute qu’il y a deux mois alors qu’il gardait les vaches au bord de la Sauldre, Étienne Girault s’est approché de lui par surprise et l’a saisi par l’oreille gauche en lui causant une vive douleur, puis lui passa la main sur le visage et les cheveux. Pourquoi me fais tu ça, demande Bernard ? Étienne Girault répond qu’il lui en fera bien d’autres et que c’est un petit mignon. Puis il lui demande si son père baisait bien sa mère et lui annonce qu’il rencontrera bientôt une bête…
Sur le chemin du retour, l’enfant rencontre une petite bête noire sans pieds et sans poils aussi grosse que son sabot. La bête tourne autour de lui et lui demande de renoncer à Dieu ; elle ajoute qu’elle le fera riche et lui donnera autant d’argent qu’il voudra, à condition qu’il renonce à Dieu. Puis elle pénètre en lui en passant par l’oreille gauche, celle qu’Étienne Girault avait serrée si fort. À cet instant l’enfant commence à trembler, se sent possédé du diable et devient fou furieux.
Quelques jours plus tard, l’esprit malin lui commande d’aller au sabbat. Il s’y rend nuitamment en compagnie d’Étienne Girault, emportés par une bête noire jusqu’au carroir de Marloup.
Le carroir était illuminé par les chandelles noires qu’une multitude de participants tenaient à la main. Chacun avait sous l’aisselle la gueule d’une bête hideuse qui s’accrochait à la gueule de la bête voisine et ainsi ils se tenaient les uns aux autres. Le diable leur maître se présenta alors à eux sous la forme d’un cheval noir et leur tendit le derrière pour que chacun l’embrasse et pose sa chandelle sur les reins du maître.
Après les avoir marqués au front, il leur fit promettre de ne plus invoquer Dieu et de ne plus reconnaître que le Diable, disant que Dieu était un fils de putain et qu’il fallait se garder de croire en lui. Après lui en avoir fait promesse, ils se mirent à boire et à manger ce qu’ils avaient apporté. Pour le jeune Bernard ce fut une fricassée de châtaignes qu’Étienne Girault lui donna. Après quoi ils se mirent à danser, conduits par Jean Tabourdet qui était accompagné par une bête de la taille d’un loup. Après avoir beaucoup dansé, les participants s’accouplèrent les uns après les autres à une vieille femme (Guillemette Piron) qui participait au sabbat.
Questionné par le bailli, Bernard Girault répond qu’il est allé plusieurs fois au sabbat dont le déroulement était à chaque fois le même. Et combien de participants y avait-il à ces sabbats, demande le Bailli ? Bernard Girault répond qu’ils étaient fort nombreux mais qu’il ne connaissait qu’Étienne Girault et Jean Tabourdet, il y avait aussi un petit homme bossu connu comme le Bossu de la Brosse.
Bernard Girault.
Né pendant les guerres de Religion, il a 12 ou 13 ans au moment du procès. Fils de Catherine Perrotin, et de feu Melchior Girault. Possédé, et exorcisé à Sens puis à Sainte-Gemme, il est à l'origine du procès, pendant lequel il sera presque constamment en crise, et exorcisé sans succès par les accusés aussi bien que par le bailli Ragu. Il accuse Girault Gotté et Tabourdet de l'avoir en lui envoyant "une petite bête" et de l'avoir emmené au sabbat. Il prétend y avoir vu Guillemette Piron et accusera successivement Marin Semellé, Joachin Girault, Cahouet, et François Nauldet, d'être des sorciers.
Selon Bernard Girault une multitude d’esprits malins ont pénétré son corps. Et il peut les nommer tous : Satan, Cry, Chevau, Rouge buisson, Saulte buisson, Satan, Pinsson, Verdois, Poislon, Boisseau, Vent, Louasse Rabot, Pau, la Teste, Cheveau, la bande de Sollogne, Queue, Trou, Lyon, Code, Crot, Pouldre, Verry, Corbeau, Marche, Couvert, Renette, Faudier, Cordes, Presme, Cornoualle, Lerry, Goy Croizé, Long, Cornillat, Leans, la Ratte, Pertuis, Clou, Mous, hi Teste aulx deulx boutz, Vaillant, Trois quarts, Nost, Cruchor, Rellian, Chiambault, Poisle, Cuze, la Cornemuse. Et bien d’autres...
L’instruction.
Après cette séance du 21 décembre, les déposition commencent dès le lendemain. Les témoignages recueillis par le Bailli et son greffier confirment les crises et les révélations du possédé et alourdissent les charges qui pèsent sur Étienne Girault et Jean Tabourdet. En conséquence, le Bailli, sur requête du procureur, inculpe les deux hommes de crime de sorcellerie et prescrit leur emprisonnement.
Le procès se poursuit. De nombreux témoins sont entendus, comme Charles Chabin (beau-père de l’enfant), Jean Fortier (curé de Sens), Guillaume Turpin, (curé de Sainte Gemme). Le bailli procède à de nombreux interrogatoires. Des confrontations d’accusés et de témoins sont organisées, comme celles de Jean Girault et Marin Semellé, Jean Tabourdet et Étienne Girault. Certains passent aux aveux comme Jean Tabourdet, Marin Semellé, Étienne Girault et Jean Girault. Divers événements inattendus émaillent le procès, comme une nouvelle crise de possession de Bernard Girault, deux tentatives d’évasion de l’accusé Marin Semmelé, les aveux ambigus et la mort de Guillemette Piron….
Quelques portraits des accusés.
Jean Tabourdet, dit des Berthilles, aurait rencontré le diable à de multiples reprises et assisté au sabbat. Un soir en revenant de Neuilly en Sancerre, au Bec d’Assiette, il rencontre un homme habillé de noir qui le tente ; ce n’est autre que le diable. Cinq ans plus tard celui-ci revient frapper à sa porte, et l’emmène au carroir de Marloup où se tient le sabbat avec cinq ou six personnes, mais il n’y participe pas. Il rencontrera le diable ensuite à de multiples reprises et ira au moins une fois par an au sabbat.
Un autre protagoniste est Jean Cahouet, laboureur de 50 ans. Il est connu comme sorcier. Un certain Loys Frou l’accuse d’être un meneur de loups et raconte qu’après avoir refusé de rester souper chez lui, il fut contraint d’y retourner à cause de mille loups lui barrant la route. On l’accuse de braconnage et d’avoir ensorcelé la femme de Jean Girault. On l’accuse d’avoir fait mourir l’ânesse de François Maulin, le cheval de son frère François, d’avoir fait mourir le bétail de Marguerite Crochet, et de nombreux autres actes de sorcellerie. Durant le procès il niera absolument tout.
Joachim Girault dit le bossu de la Brosse dit avoir été transporté au sabbat au carroir de Marlou où il adora le diable en forme d’homme noir, lui baisa le derrière comme les autres, dansa avec eux. Après la danse le diable leur maître, qui disait se nommer Chevau, eut accointance charnelle avec la femme de François Macé de Chavernolet, et chacun des autres après lui en fit autant.
Guillemette Piron. Elle a la réputation, selon ses propres dires, d'être sorcière. Veuve d'Estienne Semelle vigneron, demeurant dans la paroisse de Menestou-Rastel, elle est âgée de 57 ans environ. Elle a un fils de 27 ou 28 ans, Marin Semellé. Elle a été vue par Gotté et Bernard au sabbat où tous, sauf Bernard, l'ont connue charnellement. Elle est voisine de Joachin Girault, le Bossu de La Brosse, son demi-frère qu'elle dit son ennemi, et qui l'a battue outrageusement plusieurs fois. Elle a vu Bernard Girault, possédé, à l'église de Sens. Elle est accusée, avec Jean Girault et Marin Semellé, par Romble Girault, d'avoir fait mourir une de ses juments et un des ses bœufs. Elle s'étrangle dans son cachot. Son corps est traîné brûlé à demi et pendu le 30 décembre 1582.
Les sentences.
Potier, le procureur de Monseigneur Jean Du Mesnil, châtelain de Beaujeu et Sens, déclare que les accusés sont suffisamment atteints et convaincus du crime de sorcellerie et de lèse majesté divine, d'avoir renoncé à Dieu et pris le diable pour conducteur, de l'avoir plusieurs fois adoré au sabbat et d'avoir fait posséder Bernard Girault par l'esprit malin.
Pour la réparation de ces crimes, il requiert que Tabourdet Berthilles, Cahouet, Girault Gotté, Semellé et Girault de la Brosse soient condamnés à faire amende honorable devant la grand porte de l'église paroissiale où ils seront menés têtes et pieds nus. À genoux et portant une torche de deux livres de cire ardente, ils déclareront regretter d'avoir renoncé à DIeu et commis des maux dont ils se repentent. Pour ces faits, ils seront conduits au carrefour de Marlou où ils seront pendus à une potence dressée à cet effet, puis leurs corps et cadavres seront brûlés et réduits en cendres, En outre, tous leurs biens seront confisqués au profit de Monseigneur.
Prononcé par nous, Pierre Ragu, licencié en lois, bailli de la terre justice et chatellenie de Beaujeu et Sens, en la présence du procureur de Monseigneur Du Mesnil, notre greffier et de vénérables personnes; messires Jean Fortier et Étienne Gaillaud curés de Sens et de Neuilly. Le mercredi deuxième jour de mars1583.
Après l’exécution de ces sentences cruelle, on ne sait pas si Bernard Girault et les autres dénonciateurs retrouvèrent le sommeil...
….. Habituellement, les pièces des procès en sorcellerie n'étaient pas conservées elles étaient brûlées, ce qui fait du livre de Nicole Jacques-Chaquin et Maxime Préaud un ouvrage de référence. Sa publication intégrale ne se limite pas à la retranscription des pièces du procès, elle est assortie d’analyses de l’affaire, d’études sur l’histoire locale, d’une chronologie, d’un lexique, d’une liste des noms de personnes, des lieux et des cartes, qui en font un document exceptionnel.
> Les sorciers du Carroi de Marlou. Un procès de sorcellerie en Berry, 1582-1583. Par Nicole Jacques-Chaquin et Maxime Préaud. Éditions Jérôme Millon, novembre 1998. Un livre broché de 511 pages. Format 13X20 centimètres. 32 euros.