Eh oui, Mac Nab (1856-1889), n’est pas le seul chansonnier berrichon ! Il a été précédé par son aîné, et néanmoins contemporain, Emmanuel Delorme. Et bien qu’il ne soit pas aussi connu que d'autres, il faut ajouter son nom à celui de Jean Baptiste Clément, Eugène Pottier, Alexis Bouvier, Émile Dereux, Paul Brousse, Jules Jouy, autres chansonniers de l’époque. Mais qui est ce mystérieux Delorme dont on ne connaît qu’un seul portrait ?
Emmanuel Delorme est né à Saint Amand Montrond le 31 janvier 1837, il est mort à Billancourt le 28 juin 1896. Ce poète et chansonnier berrichon ne s’exprime pas en parler patoisant, mais en français moderne. A son époque, le vedettariat chez les chansonniers n’existe pas encore et les interprètes ne sont pas connus (et les droits d’auteurs n’en sont qu’à leurs débuts !). Les chansons appartiennent au patrimoine commun et se transmettent de bouche à oreille. On réutilise aussi les airs connus pour véhiculer des textes nouveaux. On achète les paroles dans la rue sous forme de feuilles imprimées. On les chante au café concert, au café chantant, au cabaret et à toute occasion, car on chante beaucoup à cette époque.
Les premières chansons de Delorme datent de 1864. Le talent de leur auteur doit sans doute être remarqué, puisque de 1864 à 1868 nombre de ses chansons sont publiées dans Le siècle illustré, le Journal du dimanche, Le siècle chantant. Citons “La Chanson du fer” dont il écrit les paroles et la musique, “La chanson du semeur”, musique d’Alfred Bouilland…. En 1867, Alberti publie les “Chansons nouvelles” d’Emmanuel Delorme….
Delorme est aussi journaliste, c’est l’un des collaborateurs de Jules Vallès à La Rue, en 1870, où il écrit d’une bonne plume des portraits de contemporains et tient la rubrique des faits divers…jusqu’à l’interdiction du journal par le régime de Napoléon III. Il s’engage comme franc-tireur pendant la guerre contre la Prusse, et continue dans la garde nationale sous la Commune.
Mais “prendre les les armes pour la défense de Paris et de ses droits” n’est peut être pas la seule chose qui l’occupe au printemps 1871. Il a pu participer aux événements par d’autres moyens. Comme écrire dans un journal communeux sans signer (ce qui était commun), ou sous un pseudonyme. On aimerait penser que ses chansons étaient entendues et reprises par le public (?) dans un ou plusieurs des 90 cafés chantants recensés à Paris à ce moment. Car les divertissements continuaient même pendant le double siège des versaillais et des prussiens !
À la fin de la Commune, Delorme échappe à la répression versaillaise. Il a 34 ans et sa carrière d’homme de plume semble bien compromise. Il se réfugie en Suisse à Genève en octobre 1871. C’est à cette date qu’il écrit “L’Internationale” à l’occasion de l’anniversaire de la première Internationale (Association Internationale des Travailleurs). Puis il remplace le titre par un des vers du refrain et la chanson devient “La République sociale” afin d’éviter la censure en France. Il compose aussi en octobre 1871 “La Belle”, chant souvent repris par les anciens communards et, pour le Journal des amnistiés : la “Chanson des huîtres”. Parmi d’autres chansons révolutionnaires de Delorme, on note “La Montagne Sainte-Geneviève”, composée en 1884. Ajoutons la touchante “Pimprelette”, composée en 1886 (texte en bas de page). Dans les “Chants rustiques”, et pour faire vibrer la fibre berrichonne, citons “Montrond” dédiée à sa ville natale. On lui doit aussi “Jacques Bonhomme”. Son inspiration est variée, mais Delorme a créé de très nombreuses chansons d’amour, qui constituent la majorité de sa production.
Au début de son exil, le 2 septembre 1872, avec la fédération genevoise de l’Association Internationale des Travailleurs, il adresse "ses plus vives sympathies" au Congrès de La Haye. Puis, en 1872, il s’installe à Lausanne. Il y retrouve d’autres communeux exilés : Adolphe Clémence, Gustave Lefrançais, Jules Montels, Jaclard, Henri Bellanger…..
Maxime Vuillaume, un autre journaliste de La Rue, dans ses souvenirs de la Commune le dépeint ainsi cette année là : “Des amis viennent après dîner. Emmanuel Delorme le chansonnier, un camarade de La Rue de Vallès. Engagé comme franc tireur, je l’ai rencontré quelques jours après l’armistice, en costume de commandant, la casquette au quadruple galon d’or. Ce pauvre Delorme vit durement, n’ayant souvent pour donner la becquée aux siens, que les poissons qu’il va, dès le matin, pêcher sur la rive”.
Avec d’autres communards vivant à Lausanne qui ressuscitent la section internationale de cette ville, Delorme travaille pour Paul Pia (ex contrôleur général des chemins de fer sous la Commune) à la Société française Laurent et Bergeron chargée du réseau de la Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale.
Il revient en France après l’amnistie de 1880. La même année, le Journal des amnistiés publie sa chanson “Les huitres” à côté de textes de Louise Michel, Gambon, Pyat, Jean-Baptiste Clément, Blanqui. Il fait aussi des conférences à Paris lors de réunions publiques, notamment sur le sujet des loyers. En 1885, le Journal du dimanche publie sa “Chanson banale” et “L’âge mûr”, “Paris des grisettes”, “Le chiffonier”, “La chanson du soulier”, musiques de Albert Dupouy. D’autres chansons sont mises en musique par Julien Porcher, soutien vierzonnais de la Commune. En 1886, il est récompensé au concours de la Lice chansonnière. En 1890, les Éditions Auguste Pillette à Paris publient un gros recueil de plus de cinq cent pages, intitulé “Chansons“ d’Emmanuel Delorme (Bibliographie de la France), qu’il offre à l’Académie française le 23 octobre 1890.
Dans La revue socialiste (Tome 13) en janvier 1891, Benoit Malon fait l’éloge des chansons de Delorme : “Delorme peut être comparé sans-désavantage cependant à Pottier et à J-B -Clément; dont les noms et dont les strophes nous sont chers. Il est de leur génération ; comme eux, à un égal degré, il a l'amour du peuple, et comme eux, en des vers bien martelés, d'une belle sonorité, il sait exprimer cet amour ; comme eux aussi, il a pris jadis les armes pour la défense de Paris et de ses droits”.
Lors de son décès à son domicile 19 rue de Billancourt, Emmanuel Delorme est enregistré comme célibataire et homme de lettres. Son existence paraît avoir été discrète, lit-on dans le Maitron. Il laisse un fils, Jean, âgé de 24 ans, photograveur, probablement né en Suisse.
> Illustrations de haut en bas. Emmanuel Delorme (Fonds Thibault-Archives 36). Vue de Saint Amand au 19e siècle. Jules Vallès par Courbet. Maxime Vuillaume. “La Rue” de Jules Vallès, 28 mars 1870. Une grisette (comme Pimprelette), par Gavarni.
> Lire dans guilblog. La Commune et les berrichons. >>> Lien.
> Sources. Emmanuel Delorme “Chansons” Édition Auguste Pillette. 1890 (en réimpression à la demande chez Amazon sous le titre “Les chansons”). Les Poètes de la Commune, Jean Varloot, EFR Paris 1951. Le Dictionnaire Maitron. Les Cahiers rouges, de Maxime Vuillaume.
On peut télécharger gratuitement le livre ”Les chansons” d’Emmanuel Delorme numérisé par la Bibliothèque de l’Université de Wisconsin, chez Google books. >>> Lien.
Pimprelette.
Pimprelette ayant pris naissance
D'un soir de paie au vieux faubourg
Où n'était déjà pas l'aisance,
Ce fut la gêne, sans retour;
Depuis lors on admire
Comme s'il était peint
Sur sa bouche un sourire
Même les soirs sans pain.
(Refrain)
Dans la vie elle passa
Modeste
Et ce qui l'atteste
C'est qu'on n'en dit ni pensa
Jamais plus long que ça.
Quand Pimprelette fut dans l'âge
Où les beaux jours et les chansons
Font monter le rose au visage
Et déjà rêver de garçons,
Sans tambour ni trompette,
Un soir, et jusqu'au jour,
S'envola Pimprelette
Sur l'aile de l'amour !
(Refrain)
D'un rêveur que Dame Sottise
Aux yeux étroits eût pris pour fou,
Pimprelette s'était éprise ;
Et, comme il était sans le sou,
Elle s'était donnée,
Sans frais, sans bruit, sans bail ;
Et, l'avait, la journée,
Retrouvée au travail.
(Refrain)
Elle habitait une mansarde
Ou, poursuivi par le guignon,
Bouquin à bouquin, harde à harde,
Emménagea son compagnon ;
Ils fricotaient ensemble
Ces tranches de pain sec
Que les baisers, il semble,
Parfument de bifteck.
(Refrain)
Elle cousait depuis l' aurore;
Il rimait jusque dans la nuit;
Et tous deux se trouvaient encore
Pour l'amour et ce qui s'ensuit ;
Car son lit de grisette
Etroit et même court
Ne servait de couchette
A chacun-qu'a son tour.
(Refrain)
De sa mansarde, solitaire,
Les chants d'amour et de gaieté
Changeaient, à deux, de caractère,
Pour la France et la Liberté ;
Pimprelette, elle-même,
Simplement, aurait dit:
De son cœur, quand on aime,
Le cercle. s’agrandit !
(Refrain)
Un jour, on fit des barricades,
Ils descendirent tous les deux;
Tombèrent, car les fusillades
N'épargnent pas les malheureux ;
Devant la force armée,
Le quartier, en émoi,
De l'amant, de l'aimée,
A suivi le convoi.
Dans la vie elle passa
Modeste
Et ce qui l’atteste
C’est qu'on n'en dit ni pensa
Jamais plus long que ça.
> Sur l’air de l’Ogre de Béranger.
21 Décembre 1886.
> Faisant écho aux nombreuses références à Emmanuel Delorme à l’occasion du 150e anniversaire de la Commune dans le Cher, le dictionnaire Maitron a enrichi la notice qui lui est consacrée. On le remercie. >>> Lien.