Il y a quelques jours, gilblog vous annonçait la parution prochaine de “Villegenon au cœur du Pays Fort” de Françoise Bezet, aux éditions de La Bouinotte. Une occasion de remonter le temps en Berry et côtoyer les villageois d’autrefois, leurs joies et leurs peines, liées à la petite et à la “Grande” Histoire. Remercions Françoise Bezet pour cet extrait qu’elle nous offre en lecture.
A Vailly, Barlieu, Concressault, Oizon, La Chapelotte, Le Noyer et même Aubigny ou Henrichemont, chacun attendait avec impatience la fête à Dampierre. Occasion de rencontre, la Saint-Pierre permettait aux uns d’échanger des nouvelles, aux autres de faire quelques achats ; les jeunes garçons ne manquaient jamais de grimper au mât de Cocagne, de participer à la course en sac ou à la cuillère ou encore de jouer aux divers stands. Pas de fête sans musique ni danse évidemment : les bourrées succédaient aux polkas et de tendres sentiments y naissaient. Bien sûr, on discutait sans fin autour d’une chopine pour la plus grande joie des cabaretiers et des aubergistes qui avaient sorti tables et bancs sur la place.
En ce jeudi 29 juin 1758, la fête battait son plein. Un ciel bleu lumineux invitait à profiter pleinement de cette belle journée, intermède joyeux entre la période des foins et celle de la moisson. François Marnier dit le jeune, pour le différencier de son père portant le même prénom, tous les deux étant meuniers au moulin banal de Villegenon, avait tellement tapé du pied en dansant de nombreuses bourrées que ses sabots lui faisaient mal. Il n’y portait que peu d’attention tant l’envie de rire et de s’amuser le tenaillait. Apercevant Jean Bedu, le meunier des moulins banaux de Vailly, il le héla :
“Eh ! L’jean vins don bouère un coup !”
Après une solide poignée de mains, les deux hommes s’assirent sous la tonnelle de la mère Mercier qui ne tarda pas à leur apporter une chopine de vin rouge léger et deux gobelets en étain. La discussion tournait autour du métier, de la qualité des grains, du dur travail qu’ils avaient dû effectuer au printemps pour rhabiller les meules, de la lourde contribution qu’ils devaient verser au seigneur du lieu. Est-ce cette évocation qui donna une idée à François ? Un sourire coquin se dessina sur son visage.
“T’as ben encore l’temps d’renter à Vailly ! Vins don envec moué manger du pouésson cheu moué au Moulin d’la Ville.”
“Oh ! Pardi, pisque tu l’proposes ! C’est pas si souvent fête !”
A ce moment, un grand et jeune gaillard passa vers leur table. François l’interpella :
“Ah ! Mais j’te reconnais, toué ! C’est toué qu’as attrapé l’jambon au mât de Cocagne alors que moué, j’avons jamais pu arriver en haut. C’est pu coum’ quand j’avais toun’ âge ! Oh ! Pis j’aimons mieux danser que d’m’agacer emprès c’tronc ! Vins don bouère un canon envec nous !“
Le jeune homme s’assit et partagea le nouveau pichet que la cabaretière venait de poser sur la table. Il raconta qu’il était le fils du boucher d’Aubigny qui s’appelait comme lui, Martin Chabot, et qu’il travaillait avec son père.
“C’est-y pas un comble ! Un boucher qu’attrape l’jambon, coum si l’en avait pas assez ! T’es un bon gars, vins don envec nous manger l’pouésson au Moulin de la Ville.”
Les trois hommes regagnèrent la charrette de François qui détacha son cheval et les invita à monter dans son carrosse, comme il disait. L’ambiance fut gaie sur le chemin du Moulin de la Ville : c’était à qui chanterait le plus fort. Le répertoire était parfois quelque peu égrillard mais bien connu de tous.
Au moulin, il fallut de nouveau se désaltérer, le voyage avait donné soif. Jean et Martin furent un peu étonnés de ne voir aucun poisson dans la maison et en firent la remarque à François.
“Par c’te chaleur, vous croyiez quand même pas j’allins l’laisser sur la table. Il est dans ma réserve. Allez v’nez envec moué !”
Vers sept heures du soir, les trois compères se retrouvèrent sur le chemin qui mène à la métairie du Coudray. François les emmenait vers une fosse non loin de ce domaine, propriété du seigneur Jean-Louis de Montmorant, située derrière les bâtiments. Un homme d’une trentaine d’années passait par là tenant un filet. Avait-il quelque habitude des lieux ? François et lui étaient-ils coutumiers de la pêche dans ce réservoir ? Toujours est-il qu’il survenait au bon moment. Il s’agissait de Jacques Lerasle, domestique chez François Chastellain, un marchand bourgeois qui demeurait au bourg de Villegenon.
Quelques instants plus tard, Jacques, d’un geste habile, lançait le trémail dans la fosse. Jean Bedu et Martin Chabot se jetaient des coups d’œil interrogatifs et inquiets. Ils avaient compris que ce trou d’eau faisait partie de la métairie du Coudray et appartenait donc au seigneur du lieu qui s’en réservait le droit de pêche. Autrement dit, ils assistaient à du braconnage, évidemment interdit, et qui pouvait coûter cher si jamais ils étaient pris. Le fils Marnier avait remarqué leur hésitation :
“Vous faites pas d’soucis ! Les bâtiments de la ferme nous cachent, personne peut nous vouère !”
Jacques et François remontèrent rapidement le filet dans lequel frétillaient quelques poissons guère plus gros que des ablettes mais aussi huit belles carpes qui ouvraient et fermaient désespérément leur bouche et leurs ouïes et donnaient quelques coups de queue. Les poissons se retrouvèrent dans le seau amené par le meunier tandis que le domestique pliait le trémail avec une adresse spectaculaire. La pêche n’avait duré qu’un petit quart d’heure. Mieux valait faire vite afin de ne pas être vus. Même un jour de Saint-Pierre, le garde pouvait surveiller.
Rentrés au moulin, Jacques écailla et vida les carpes tandis que François ravivait le feu qui sommeillait dans l’âtre. Il savait les cuisiner mieux que quiconque, les saler et les aromatiser à merveille. Dans une ambiance joyeuse, les quatre hommes se régalèrent en dégustant les poissons fraîchement pêchés. Pourtant, un moment, Jean Bedu créa un froid :
“Tu nous fais manger des carpes qui t’appartiennent pas, vu que la fosse est celle du seigneur. Pourvu qu’on n’ait pas des ennuis !”
“T’en fais pas, j’te dis ! L’seigneur, j’m’en fous, il nous en prend ben assez… et pis les pouéssons y sont à moué pisque c’est moué qui les ai mis dans c’te fosse.”
Puis se tournant vers Martin, il ajouta :
“Mais toué, y faut pas en parler !”
- Quelqu’un les avait-il aperçus ? L’un d’eux s’était-il vanté de la bonne soirée qui avait suivi la fête à Dampierre ? Toujours est-il que l’affaire arriva à la connaissance du seigneur, Jean-Louis de Montmorant qui s’empressa de déposer “une requête en forme de plainte auprès de Louis Chantonnat conseiller substitut du procureur au baillage royal de Concressault, bailly et juge ordinaire de cette justice seigneurie et grurie de Villegenon”. Il s’ensuivit une enquête avec audition des témoins. Si Jean Bedu et Martin Chabot ne furent pas condamnés, Jacques Lerasle et François Marnier durent payer une lourde amende. Un retour de Saint Pierre à Dampierre dont ils allaient se souvenir longtemps !
> “Villegenon au cœur du Pays Fort”, par Françoise Bezet. 260 pages format 16 X 24 centimètres. 110 illustrations en noir et blanc. Prix de souscription 19 euros. Une séance de dédicaces aura lieu à Villegenon le vendredi 23 juin à 18h à la mairie.
> Lire aussi dans gilblog : Françoise Bezet “La guerre du sel en Berry”, éditions de La Bouinotte. >>> Lien.