Vous souvenez vous de Bernard Moitessier ? Le célèbre navigateur solitaire est sur le point de gagner le premier tour du monde sans escale et sans assistance en 1968. Contre toute attente, alors qu’il est donné vainqueur, Moitessier renonce à franchir la ligne d’arrivée, il renonce au prix, à la gloire. Il fait demi-tour et met le cap sur la Polynésie, la direction opposée, vers une autre vie : “je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme”, c’est son message ultime …et le point de départ du livre de Corinne Morel-Darleux
L’auteure voit en Moitessier un exemple, un modèle à suivre pour répondre à la débâcle qui menace la planète. À l’heure où les rapports scientifiques qui se succèdent les uns après les autres n’annoncent que des mauvaises nouvelles, notre avenir commun semble de plus en plus s’orienter vers un effondrement où se lient la catastrophe écologique et la destruction de la justice sociale.
Notre société déborde de trop-plein, sous le regard de ceux qui crèvent de faim. Elle est en train de s’effondrer sous son propre poids. Elle croule sous les tonnes de plaisirs manufacturés, les conteneurs chargés à ras bord, l’indifférence des foules, les émissions de télé-réalité et le béton des monuments aux morts. Et les derricks continuent à pomper, les banques à investir dans le pétrole, le gaz, le charbon. Le capital continue à chercher davantage de rentabilité. Le système productiviste à exploiter main-d’œuvre humaine et écosystèmes dans le même mouvement ravageur. Comment diable nous est venue l’idée d’aller puiser du pétrole sous terre pour le rejeter sous forme de plastique dans des océans qui en sont désormais confits ? D’assécher les sols qui pouvaient nous nourrir, pour alimenter nos voitures en carburant ? De couper les forêts qui nous faisaient respirer pour y planter de quoi remplir des pots de pâte à tartiner ?
Comment alors ne pas céder aux tentations égoïstes, au chacun pour soi. Comment faire, entre la recherche de plaisirs individuels du quotidien pour continuer à vivre, la volonté de préserver autrui et celle de persévérer malgré tout, parfois dans les luttes ?
Nous avons, dit Corinne Morel-Darleux, la possibilité de nous saisir des marges de manœuvre qui subsistent, d’aller chercher dans les petites brèches de liberté. Nous pouvons refuser le toujours plus, refuser de “parvenir”, ne pas céder face à la compétitivité, tenter de résister face aux promesses de l’ascension sociale. Nous pouvons encore nous émerveiller devant la nature…. “Se contenter de ce dont on a besoin (ou une réelle envie, non conditionnée par la publicité et le dernier cri), est une vraie discipline dans un système où l’on est quotidiennement enjoint à gagner plus pour acheter plus et ainsi alimenter les ventes et les profits des détenteurs de parts de grandes compagnies.
Mais diable, comme renoncer à ce toujours plus de nos sociétés gavées est apaisant en réalité !”
Le refus de parvenir va bien au-delà de l’aspect matériel. C’est le refus des privilèges, des distinctions et promotions individuelles, ou de la "réussite" telle que l’accumulation matérielle, présentée et érigée en modèle la définit, c’est-à-dire de manière extrêmement réductrice et basée sur l’accumulation du superflu. Refuser de parvenir, c’est aussi chercher à sortir du rythme imposé. Car nous baignons dans une culture de l’instantané, de la précipitation, de l’immédiateté qui n’est pas toujours bonne conseillère, où il faut que les choses soient polémiques ou "bling-bling" pour attirer l’attention et exister.…
À la fois poétique et philosophique, sensible et rationnel, le petit livre de Corinne Morel-Darleux mêle récits et réflexions conjugués à la première personne. Quelle vie voulons-nous vivre ? La question interpelle le lecteur en douceur, mais sans transiger avec la lucidité. En invoquant l’exemple du navigateur Bernard Moitessier ou Les Racines du ciel de Romain Gary, l’auteure propose un choix radical : refuser de “parvenir” et instaurer la dignité au présent pour endiguer le naufrage généralisé.
Il me semble que ce livre a été écrit pour les lectrices et les lecteurs de gilblog, et j’espère qu’ils partageront le bonheur que j’ai eu à le lire.
> De haut en bas. Le livre. Corinne Morel-Darleux. Bernard Moitessier.
> Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement, de Corinne Morel-Darleux. Éditions Libertalia, 2019. Un livre broché de 104 pages. Format 11X18 centimètres. Prix 10 euros. En vente à La Poterne 41 rue Moyenne, Point virgule 46 rue d’Auron, L’Antidote 88 rue d’Auron à Bourges, et dans toutes les bonnes librairies.