Depuis plus d’un siècle, la céramique japonaise (qui occupe une place prééminente dans l’art de ce pays), influence les céramistes occidentaux. De Carriès en France à Bernard Leach en Grande Bretagne, les exemples abondent. Certains des “pionniers” de La Borne, comme Anne Kjaersgaard, ont travaillé avec des céramistes japonais venus en Europe. Mais cette influence ne se limite pas à l’esthétique. À La Borne, qui compte près d’une trentaine de fours à bois contemporains, on observe une douzaine de fours à une ou plusieurs chambres, inspirés des fours japonais. Le voyage au Japon de Christine Pedley et Steen Kepp en 1973, y est probablement pour beaucoup….
Christine Pedley arrive à La Borne en avril 1968 après avoir fini le cursus de l’atelier de poterie de l’école “Harrow Art School” (où elle fait la connaissance de Janet Stedman), et avoir travaillé chez David Leach en Grande Bretagne, chez Antoine Devinck en Belgique, et Jean-Claude De Crousaz en Suisse. Elle a 23 ans. “À l’école, notre prof, Michael Casson, nous avait parlé de La Borne et des foursà bois géants où l’on cuisait cinq jours et cinq nuits. Janet et mois nous voulions absolument voir ça” !
Quelques temps après, en travaillant à Bruxelles chez Antoine Devinck, elle reçoit une lettre de Janet “je suis à La Borne, il y a du travail ici chez Digan !”. Christine accourt aussitôt. Elle travaille pour Digan pendant dix huit mois, jusqu’en novembre 1969.
Puis voulant voler de ses propres ailes elle achète un tour pour mille francs (!), et Jean Digan (le frère de Pierre) et Robert Pedley (le frère de Christine), construisent un four à bois pour elle. La première cuisson a lieu en mai 1970. Voilà les débuts de Christine Pedley à La Borne….
En 1972, elle fait la rencontre de Steen Kepp, un jeune artiste danois, peintre et graveur. Ils rêvent ensemble d’un voyage au Japon (une étape pour Christine qui voudrait faire le tour du monde…). “Mais nous n’avons pas seulement rêvé, nous avons préparé le voyage, et mis de côté l’argent de la ventes des poteries pendant toute une année”. Le projet du jeune couple est de visiter le Japon et de travailler en coup de main chez divers potiers au fur et à mesure du voyage. Des copains comme Anne Kjaersgaard les ont recommandés à leurs confrères et amis japonais : Shôji Hamada et son fils Atsuia qui attendent leur venue.
Au milieu de l’été 1973 ils sont prêts. Ils disposent d’un budget équivalent à deux mille cinq cents euros. Ils partent au volant d’une fourgonnette deux chevaux Citroën (!) le 10 septembre. “Un départ mémorable, les copains de La Borne nous avaient apporté plein de fleurs” !
Parmi les étapes, Genève, Venise, Trieste, la Yougoslavie, la Grèce, Istanboul, Ankara, la mer Noire, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan. La voiture a été aménagée pour le voyage et le couple y dort la plupart du temps en déplaçant les sièges… Au Pakistan, Steen est immobilisé par la malaria. Pendant qu’on le soigne, un habitant généreux les héberge. “Nous avons laissé la voiture chez lui, à Mardan, et poursuivi le voyage vers l’Inde et New Delhi en train. Ensuite le Sikkim, le Népal et Katmandou. Après ces détours, arrivée à Calcutta pour prendre un avion pour Bangkok. Là, on ne nous a pas autorisés à faire une visite de quelques jours, car ils ne voulaient pas de “hippies” sur leur sol, et Steen avec ses cheveux longs et son bandeau, n’avait pas le bon style ! Aussitôt, nouvel avion pour Hong Kong, où nous avons atterri le 2 février 1974”.
Le 12 février, ils embarquent pour le japon sur un cargo polonais et après dix jours de traversée ils débarquent dans le port de Kobé, à Honshu, l’île principale de l’archipel du Japon.
Là, mauvaise nouvelle : une grève paralyse les banques en France. Le projet initial de visiter le pays étape par étape en travaillant chez des potiers japonais est compromis : impossible de transférer l’argent nécessaire à la poursuite de l’aventure, les traveller chèques sont inutilisables. Voila nos voyageurs immobilisés en bien mauvaise posture.
La famille Suzuki qui les devait les accueillir, les abrite généreusement et les prend en charge plusieurs semaines. “Nous étions très gênés car nous ne pouvions rien donner en retour”, se souvient Christine.
Les Suzuki les conduisent en voiture jusqu’à Mashiko (à quatre vingt dix kilomètres au nord de Tokyo). Ils sont reçus dans sa poterie-atelier par le maître Shōji Hamada et assistent à son travail grâce à la recommandation de Anne Kjaersgard qui avait travaillé avec le fils de Shôji Hamada chez Bernard Leach. Une expérience inoubliable. Il faut savoir qu’en 1955, le gouvernement japonais a décerné à Shōji Hamada (1894/1978), le titre de Trésor national vivant du Japon, la rencontre n’a donc rien d’anodin pour nos deux jeunes potiers.
À Mashiko, ils doivent rencontrer le céramiste Seto San qui parle anglais et doit les aider à organiser leur séjour. Seto San les présente au potier Takeo Sudo qui va leur donner du travail.
Montrant des photocopies de pots anglais tirées du livre “Medieval english pottery”, Takeo Sudo demande “Pouvez vous faire celà” ? Christine acquiesce : “Oui je connais ces formes pour les avoir déjà tournées, ce sont des modèles que j’aime” ! Et voilà du travail… “Enfin, ça n’était pas toujours facile, car aucun d’entre nous ne parlait la même langue, nous n’avions en commun que les gestes du métier. Heureusement, Seto San parlait anglais et venait nous tirer d’affaire”…
En même temps, Takeo Sudo exprime sa curiosité pour la cuisson au sel, quasi inconnue au Japon, et que seul Shōji Hamada pratique à l’époque. “Pourriez vous construire un four, inspiré de celui de Hamada, pour ce type de cuisson” ? demande-t-il. Steen crée la surprise en montrant cinq plans de fours qu’il a apportés dans ses bagages. “Lequel voulez vous” ? C’est ainsi que nos deux intrépides voyageurs construisent un des premiers fours à sel du Japon. Construction qui sera suivie de deux cuissons réussies….
Plusieurs mois se sont écoulés depuis leur arrivée au Japon, le plan de voyage a été quelque peu bouleversé, et déjà le moment du départ approche.
Steen prend le chemin du retour et va récupérer la deux chevaux qui attend sagement au Pakistan. Christine reste encore un mois chez Takeo Sudo avant de partir. Au moment d’embarquer, elle apprend que l’avion rejoindra Paris en faisant escale à Anchorage en Alaska “C’est ainsi que j’ai bouclé le tour du monde dont j’avais rêvé…” s’amuse-t-elle.
Nous sommes en juillet 1974, les voici de retour à La Borne, mais la fièvre du Japon n’est pas éteinte… Dix huit mois plus tard, Steen repart vers l’extrême orient. En 1976, le voilà sur l’île de Kyūshū à Karatsu chez Takashi Nakazato (autre trésor national vivant) et s’imprégnant de la cuisson yakishime (“fusion de la terre et du feu”, longue cuisson où les poteries sont en contact direct avec la braise) avec lui. Puis il rejoint Takeo Suto et Tsuneo Narui à Mashiko, notamment pour la pratique de la cuisson yakishime. Au retour, il effectue un crochet en Corée pour étudier la poterie Kimchi.
En 1978, à La Borne, il construit un four tunnel (anagama en japonais) fait de briques d’argile crue et de torchis. À l’instar des maîtres japonais, il veut obtenir des poteries rudes, élémentaires, qui font ressortir les beautés cachées de la terre et mettent en valeur l’action des flammes. Ce sera désormais chez lui, une recherche et une ambition permanentes.
En 1983 Steen est à nouveau au Japon où travaille dans l’atelier de Shigeyoshi Morioka à Amano, au sud de Kyoto..
En 1985 à La Borne, il reconstruit son four-tunnel. Les cuissons de Steen dans ce four s’échelonnent sur des durées qui vont de cinq à dix jours. La cuisson de 1985 est le sujet du film “Histoire sur le Vent’’ de Gérard Gendrau.
En 1986 Steen quitte tout et va s’installer en Suède pour commencer une nouvelle vie. Depuis ce moment, il alterne les voyages, les expositions et les cuissons dans divers pays européens.
En 2007, de retour en France, dans le cadre de “La Borne s’enflamme”, Steen restaure son four tunnel pour une cuisson yakishime. En 2010 il récidive, avec une autre cuisson yakishime qui durera neuf jours..…
Pendant ces années, Christine Pedley, de son côté, poursuit son activité de céramiste à La Borne, tout en élevant ses deux enfants, Lucy et Nicolas. Elle enseigne la poterie à l’école d’Art de Saint Amand durant dix sept ans. Très active dans l’association des céramistes de La Borne, elle en assure la présidence pendant deux ans.
Vous pouvez la voir et lui parler dans sa galerie et son atelier de La Borne, 20 route de Morogues, où elle expose ses créations et celles de Steen.
…Voila comment un peu de feu du Japon brûle désormais à La Borne.
> Photos, de haut en bas. 1/Christine Pedley à La Borne en 1971/72. 2/Première page du carnet de voyage de Christine Pedley. 3/Photo de groupe chez Takeo Sudo. 4/Le maître Shôji Hamada. 5/Cuisson chez Shôji Hamada en 1974 encre de Christine Pedley. 6/Le maître Takashi Nakazato. 7/Christine Pedley. 8/Steen Kepp. 9/Une fourgonette 2CV Citroën, ça roule encore… Cliquez sur les images pour les agrandir.
> Le site web de Christine Pedley. >>> Lien.
Le site web de Steen Kepp. >>> Lien.