Les communiqués triomphants, les analyses hâtives et mal fichues, celles qui volent au secours de la victoire, les résultats donnés en pourcentages et pas en nombre de voix, les chiffres cités hors de leur contexte, l’évitement des comparaisons… passent à coté d’un fait majeur : la victoire des abstentionnistes. Le revers de la médaille est pire : tous les élus sont des “mal élus” (y compris les vainqueurs), car ils sont largement minoritaires dans la nation.
Voici un échantillon de ce que disent les médias : “Le raz-de-marée annoncé s’est finalement transformé en tsunami. La République en marche (LREM) a obtenu 32,32 % des voix, lors du premier tour des élections législatives. Ce score qui place le parti créé par Emmanuel Macron il y a à peine plus d’un an, en situation d’extrême domination à une semaine du second tour, laisse présager une Assemblée nationale composée de 400 à 455 députés du parti du président”. Certains emploient même les mots “grand chambardement” et de “révolution”. Comme après chaque élection, l’abstention massive est, certes, évoquée, mais elle ne fait pas l’objet d’une analyse et sera bientôt “oubliée” par les médias, comme d’habitude. Mais revenons sur terre….
Car si l’on prend la peine de s’intéresser à l’abstention, qui est désormais majoritaire en France, le tableau est sévère… et les élus, président en tête, devraient se montrer plus modestes. Quand aux vaincus, leur défaite n’est que plus cuisante.
> Au premier tour de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron était largement en tête des candidats avec 8 656 346 voix pour 24 % des suffrages exprimés (36 054 394). Mais il y avait 47 582 183 électeurs Inscrits, et 10 578 455 électeurs s’étaient abstenus !
Le poids d’Emmanuel Macron candidat n’est donc pas si important que ça : au premier tour il pèse moins que l’abstention (l’écart est 1 922 109), et il ne représente que 18 % des français inscrits sur les listes électorales.
> Au deuxième tour, avec 20 743 128 voix et 66 % des suffrages exprimés), le nouveau président de la République représente surtout un vote contre le parti néo fasciste de Marine Le Pen.
Mais ça ne signifie pas pas l’adhésion à son programme (qui rassemble seulement 8 656 346 voix, rappelons le).
Lors de ce deuxième tour, les abstentions augmentent encore et s’élèvent à 12 101 366 (plus 1 522 911 comparé au premier tour.). En effet, le nombre de votants passe de 37 003 728 à 35 467 327. Entre les deux tours, un million et demi d’électeurs de droite et de gauche n’ont pas accepté le choix qui leur était proposé !
> Voyons le premier tour de l’élection législative du 11 juin. Avec 6 390 856 voix, En Marche obtient 32,3% des suffrages à l'échelle nationale. Un tiers des suffrages exprimés au premier tour lui donne trois quarts des sièges à l’assemblée; 31% des voix donnent 71 % des députés, voilà le résultat du mode de scrutin “uninominal à deux tours” ! Pas étonnant que nombreux Français se disent dégoûtés de la politique.
Car le poids réel du parti d’Emmanuel Macron devrait se mesurer ainsi : sur 47 571 350 d’électeurs inscrits, avec 6 390 856 voix, En Marche ne représente que 13,43 % des citoyens. Laissons aux autres formations politiques le soin de faire le calcul amer de leur poids dérisoire…. Mais il faut rappeler que depuis 2002, le parti du président de la République nouvellement élu et ses alliés avaient toujours obtenu plus de 10 millions de voix au premier tour des législatives. Le parti d’Emmanuel Macron arrive loin derrière : ses candidats et ceux du MoDem ne recueillent que 7,3 millions de suffrages. Le raz de marée n’est pas si gros que ça..
> Au deuxième tour, c’est encore pire. L’abstention atteint le record historique de 57,36 % !
La République en marche et son allié le Modem totalisent 8 927 222 voix. 18,88 % des électeurs inscrits. 49,12 % des des suffrages exprimés. Ensemble ils obtiennent 348 élus.
C’est à dire qu’avec 8 927 222 voix ces deux partis sont majoritaires à l’assemblée, alors qu’ils sont minoritaires dans le pays. En effet, les abstentions s’élèvent à 27 125 535 et 57,36 % des électeurs inscrits. Et si on additionne abstentions + bulletins blancs + bulletins nuls, on obtient 29 116 190 et 61,56 % des électeurs inscrits. En effet, c’est un raz de marée des électeurs qui ont refusé le menu de cette élection !
> Envie des Français de tourner la page de soixante ans de vie politique sous la cinquième république. Dégoût des “affaires” et de la corruption. Fatigue d'une longue période électorale qui dure depuis septembre 2016. Ras le bol devant la pensée unique exprimée par les grands médias. Dégoût du scrutin majoritaire, qui est une caricature de démocratie. Impression d'inutilité de l’élection puisque Emmanuel Macron avait gagné “avant même que le vote n'ait lieu”. Et le sentiment diffus que quelque chose ne tourne pas rond dans le mode électoral. Lassitude de constater que les actes importants du gouvernement français sont décidés à Bruxelles. Alors pourquoi aller voter pour des députés qui n’ont plus aucun pouvoir ?
“La Cinquième République est malade de sa non représentativité et le symptôme c'est l’abstention", commente Charlotte Girard, maîtresse de conférences de droit public à l'université de Paris-Ouest Nanterre, spécialiste du droit constitutionnel et favorable à une constituante pour la Sixième République. "Elle ne parvient plus à représenter le peuple, que ce soit qualitativement ou quantitativement”. Et, ajoute Charlotte Girard.: “Les gens qui se sentent abandonnés ont le réflexe d'abandonner leur droit à la représentation, et l'abstention se renforce”.
La Ve République meurt de l’indifférence qui a gagné une majorité de citoyens. Les classes populaires et les classes moyennes se détournent de la politique et de la vie publique. Ils accordent la priorité à leur vie privée, à leur vie familiale, à leur chômage, à leur recherche d’emploi, à leurs galères professionnelles, à la baisse de leur pouvoir d’achat, à l’appauvrissement qui les frappe…
Voilà une partie des raisons qui font que le “parti de l’abstention” est le premier parti de France. …Bien loin devant celui d’Emmanuel Macron (dont la légitimité se trouve bien affaiblie), et de tous les autres ! Et ça durera au moins autant que les cinq ans du mandat présidentiel…
> Comparaison des scrutins. Les partis présidentiels au 1er tour. Cliquez sur les tableaux pour les agrandir.
> Sources. Les chiffres sont dans tous les journaux, sur le web et dans le site du ministère de l’Intérieur. >>> Lien.
Lire aussi : Le sortilège oligarchique, par Hervé Kempf. Reporterre. >>> Lien.
France 24. Législatives 2017 : l'abstention massive fait ressurgir le débat sur le scrutin proportionnel. >>> Lien.