Vous connaissez sans doute cette phrase de Victor Hugo : “Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots”. On pourrait dire de nos jours : “Quand ceux qui nous gouvernent veulent changer les choses en pire, ils changent les mots”. C’est un peu l’objet du livre de Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, intitulé “Les mots sont importants”.
Les grands médias sont souvent critiqués parce qu’ils informent mal et/ou de façon partiale. Et souvent en jargon, ou en langue de bois. C’est un peu normal, car cette langue n’est en réalité pas la leur. La langue des médias dominants n’est pas celle qu’on apprend à l’école : c’est la langue des ministres, des technocrates et chefs de cabinets, du Medef, des conseils en communication, la langue des préfectures de police ou du ministère de l’Intérieur, la langue du Pentagone ou des états-majors………etc. En bref, c’est la langue des gouvernants, de ceux que les auteurs appellent les dominants.
Ce sont eux qui inventent les “réformes” et les “modernisations” qui n’en sont pas. Ce sont eux qui inventent les “plans sociaux” et les “plans de sauvegarde de l’emploi” qui sont des licenciements. Et aussi les “clandestins”, les “migrants” et les “reconduites à la frontière”, les “violences urbaines” et les “interventions musclées”, les “bavures”, le “terrorisme “et la “guerre au terrorisme”, les “incursions”, les “frappes” et autres “opérations de défense du territoire”…
> C’est ainsi qu’on pratique une atténuation (voire une négation) des faits au moyen du vocabulaire. Appelez ça euphémisme pour avoir l’air calé : c’est une figure de style qui consiste à atténuer l'expression de faits ou d'idées considérés comme désagréables dans le but de les adoucir (Wikipedia) .
Une entreprise organise un licenciement collectif : c’est un “plan social” ou pire encore dans le genre hypocrite, un “plan de sauvegarde de l’emploi”.
Le droit du travail, la protection sociale et les services publics sont démantelés : les gouvernants et les médias emploient les mots” réforme”, “modernisation” ou “assouplissement”. En somme, quand vous cassez une pile d’assiettes, vous la modernisez !
L’armée américaine ou israélienne bombarde les civils dans une ville de Irakienne ou en Palestine : c’est, nous disent les états-majors, les éditorialistes et les journalistes d’information, une simple “incursion”, ou une “frappe” voire une “frappe chirurgicale”.
Si un citoyen lambda abat un homme d’une balle, on l’arrête pour avoir commis un homicide. Mais si c’est un policier qui tire sur un fuyard c’est une simple “bavure” et non un crime .
Si la police cogne sur des manifestants : ce ne sont pas des brutalités, ce n’est qu’une “intervention musclée”.
Des contrôles au faciès sont organisés sur l’ensemble du territoire, ils sont suivis de rafles, d’enfermement dans des camps et d’expulsions forcées. Mais on appelle ça : “maîtrise des flux migratoires”, “interpellations”, “placements en rétention”, “reconduites à la frontière” et même “rapatriements”.
L’injustice sociale est transformée en “malaise”» ou en “mal-être”, du coup, la responsabilité des dirigeantes est effacée. Les quartiers populaires dans certaines banlieues sont rebaptisés “quartiers sensibles” ou “zones de non-droit” – et les révoltes deviennent des “violences urbaines” (et non des phénomènes sociaux), qui ne méritent que l’envoi de la police, et non la recherche d’un traitement socio-politique.
Le propos raciste tenu par le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux dans une manifestation publique (l’université d’été de l’UMP) est nommé “boulette” “bourde” ou propos “lourdaud”, “maladresse”, “dérapage” autant de mots qui lui donnent un air insignifiant. Je ne vous conseille pas d’essayer…
Une autre invention récente connaît un immense succès dans les médias, au point de devenir également une catégorie fourre tout pour les journalistes : le “communautarisme”. Comprenez que juste au moment où des citoyens discriminés (banlieusards, enfants d’immigrés maghrébins, femmes, homosexuels, étudiantes voilées…) s’unissent pour demander à être traités comme les autres, on les accuse de se particulariser, de se replier sur eux-mêmes et de diviser la société française.
> À l’inverse on exagère les faits au moyen du vocabulaire pour démontrer la violence des simples citoyens (les dominés, selon Tissot et Tevanian)… Pour avoir l’air calé, appelez ça hyperbole, une figure de style consistant à exagérer l'expression d'une idée ou d'une réalité afin de la mettre en relief.Une bonne illustration du procédé est le proverbe “qui veut noyer son chien l’accuse de la rage”.
Pour les médias et leurs “experts”, les propositions alternatives à la politique libérale, sont systématiquement nommées :“angéliques”, “irréalistes”, “utopiques” ou ” irresponsables”.
Les grévistes qui défendent leurs emplois, leur statut et le Droit du travail s’opposent à des “réformes”. Ce sont des espèces de malades : un mouvement important a été qualifié de vaste “épidémie”, de “fièvre”, de “délire”. En somme on sous entend que ces gens là sont incapables de penser, il faut les soigner. Pire, on emploie à leur encontre un vocabulaire criminalisé : l’exercice du droit de grève devient une “prise d’otages”, et la séquestration d’un patron dans son bureau, des “violences”, voire un “acte terroriste”.
Ce qui, avant la fermeture des frontières était nommé “immigration libre” n’existe plus. Elle est nommée “clandestine” ou “sauvage”. Les sans-papiers sont rebaptisés “irréguliers” ou “clandestins”, souvent complices de “filières maffieuses” .
Les foulards sont toujours des “voiles islamiques”, voire “islamistes”, ou des “tchadors”. Même ceux que les mamies portent pour assister à la messe ?
La résistance palestinienne ou irakienne est réduite au rang de “terrorisme”, la critique de la politique de l’actuel gouvernement d’Israël devient “antisémitisme”. La critique de la suprématie blanche est rebaptisée “racisme anti-Blancs”.
Les féministes deviennent des “hystériques” animées par “la haine des hommes” et les militants homosexuels des “nantis du Marais” ou des “bobos du Marais”, leur résistance aux conventions est appelée “tyrannie du politiquement correct”. La critique du racisme, du sexisme ou de l’homophobie de certains politiciens ou journalistes devient un “lynchage médiatique” ou une “police de la pensée”.
Tout ça ne serait que des excès (des excès critiquables mais isolés), si ce n’était devenu monnaie courante. Ce jargon fabriqué des gouvernants et des médias est devenu un vocabulaire du mensonge.
> Conclusion : une fois qu’on a lu le mode d’emploi, on comprend mieux ce qu’on nous dit à la télé.
> Extraits du livre Les mots sont importants – 2000 /2010, par Pierre Tevanian & Sylvie Tissot. Éditions Libertalia. Format 14 x 21centimètres. 300 pages. 13 euros.
> Sylvie Tissot, est enseignante-chercheuse en sociologie et auteur (L’État et les quartiers, Dictionnaire de la lepénisation des esprits). Pierre Tevanian est professeur de philosophie et auteur de nombreux ouvrages (Le Ministère de la peur, La République du mépris, La Mécanique raciste, Les Filles voilées parlent).
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